dimanche 24 février 2013

J'ai lu "Nouilles froides à Pyongyang" de Jean-Luc Coatalem


Jean-Luc COATALEM
Nouilles froides à Pyongyang
Récit de voyage
Grasset 2013

« Où allons-nous, nous qui n’allons nulle part dans ce pays qui n’existe pas ? » est une phrase du livre qui aurait pu se trouver en exergue au début de Nouilles froides à Pyongyang, récit dans lequel Jean-Luc Coatalem raconte un voyage en Corée du Nord effectué au printemps 2011 – donc avant la disparition du « Cher Leader » Kim Jong-il, remplacé depuis par son fils Kim Jong-un. Un voyage un peu particulier, très encadré, très contrôlé, mais qui livre au final un « journal de voyage, attentif mais distant, amusé parfois, jamais dupe ». Allons voir.

Avant de glisser sur la « rampe des longitudes », Jean-Luc Coatalem et son ami Clorinde obtiennent, sous prétexte de consulting en tourisme, des visas pour un pays « sur lequel on en sait moins que sur nos galaxies lointaines ». À l’arrivée les premières impressions sont mitigées : « Par le hublot, nous avons aperçu des collines rabotées, couleur pain brûlé, un porridge de rizières à sec, des chemins entortillés comme des vipères. » À l’aéroport : « Peu d’activité. Aucune circulation. Un camion crache derrière lui son panache de fumée – il marche au charbon faute d’essence. » Ce qui surprend le plus : le silence. « Aucune rumeur urbaine » comme à Paris ou dans une autre grande ville. Mais voici que s’avance Kim, le guide chargé de les accompagner. Et Kim 2 – pour surveiller Kim 1 ? Et Kim 3, le chauffeur… Le premier hôtel est quasi désert. Et pas question d’en sortir. De toute façon il n’y a pas grand-chose à faire dans la ville : « à neuf heure du soir, il n’y a, en effet, plus que l’obscurité ». La télé ne capte pas les chaînes de télé internationales. Ennui. Alors Coatalem lit Mardi, le roman de Melville, antidote à l’ennui. Dehors « les rues sont râpées et nues » et « les lampadaires trouaient une nuit inconsolable. » Et en Corée du Nord, tous les hôtels pour touristes se ressemblent.

Commencent le « programme » des visites. Tout ce qui était prévu au départ a été annulé dès l’arrivée. Passons. Et suivons le guide… Pas d’autres solutions. Heureusement l’auteur a l’art de raconter ses péripéties : formalités administratives avec coupure de courant, longs déplacements en minibus, attentes, visite d’une coopérative-modèle, d’une rizière-modèle, d’une maison-modèle, et du mausolée de Kim Il-sung, avec sa déambulation et son salut au sarcophage, ce qui donne l’un des morceaux de bravoure du récit. Cotalem, qui se définit comme une sorte de « Tintin virevoltant » et qui a « tendance à cavaler dès que la portière s’ouvre » comprendra vite qu’il est prisonnier du minibus et de ses guides. Et rongera son frein, avec un état d’esprit oscillant entre énervement et mélancolie. Parfois à la limite : « Clorinde et moi cachons un sourire. Le boniment ne prend plus. » Et jusqu’à la révolte, en visitant un musée interdit.

La bière – à défaut d’une vodka russe – fait un peu oublier, ou au moins « trouver le recul pour poursuivre l’aventure » d’un séjour où « tout est coulé dans le béton ». L’imprévu n’est pas possible. La bière combat aussi la solitude, dans un pays où les autres touristes sont invisibles, et où les rencontres avec les habitants sont impossibles. « Pour le Coréen de la rue, nous restons des pestiférés. » Difficile, voire impossible d’engager la conversation sans raison, ou alors avec des personnes « prévenues à l’avance, conditionnées » pour vous répondre. Peut-être même qu’une tentative un peu forcée se retournerait contre l’habitant, qui deviendrait suspect… « Parler, c’est le début des ennuis. » Quant à draguer… Les « beautés vulgaires » à talons aiguilles (qui valent une fortune) ont des sourires « qui font mal parce que ce sont les premiers que j’échange avec quelqu’un depuis que je suis au royaume des Kim. » Il y a bien quelques « porosités » avec la Chine, et quelques denrées et produits manufacturés qui sont introduits en Corée et qui permettent à quelques privilégiés « d’apercevoir un peu du monde extérieur, telle une éclaircie dans leur ciel plombé. » L’auteur, avec beaucoup d’humour et un zeste de désespoir, se demande si lui et son compagnon de voyage ne sont pas semblables à ces « tortues qui pompaient leur filet d’air parmi des étrons flottant » dans un aquarium puant d’un hall d’hôtel. Et « pourquoi être venu au pays de la nuit noire ? » à part pour « publier un voyage de quinze mille signes ? »

« Je me laissai alors tomber sur mon lit comme une nouille froide dans Pyongyang déserte. Et ce fut bien ainsi » pourrait être la conclusion de cet excellent « récit de voyage » (sous-titre de ce livre) avec tous les ingrédients du genre : lieu exotique, peu connu, peu visité, aventures, rencontres (rares), états d’âmes, paysages, informations politiques et géopolitiques (l’auteur s’est documenté et ses propos sont très informatifs), histoire, culture (si l’on peut dire) et traductions culinaires. Dont les fameuses nouilles, plat national qui a laissé l’auteur sur sa faim…

Jean-Luc Coatalem, rédacteur en chef adjoint à Géo est l'auteur chez Grasset de Je suis dans les mers du Sud (prix des Deux-Magots, 2002), La consolation des voyages (2004) et, récemment, Le dernier roi d'Angkor (2010). Il a reçu le Prix Roger-Nimier en 2012 pour Le Gouverneur d'Antipodia (Le Dilettante, 2012 & J'ai Lu).

samedi 26 janvier 2013

J'ai lu "La Méridienne. Saint-Malo Bamako" de Marc Roger


Marc Roger 
La Méridienne. Saint-Malo Bamako 
Éditions Folies d’encre & Merle moqueur, 2012.

Bamako (Mali). Il y a une cinquantaine d’années un homme apprend par le tam-tam qu’il est père, et se rend à la maternité pour la naissance de son fils, Marc, à qui ce passage dans cette partie du monde donnera le goût de lire, peut-être en souvenir des lectures « à l’ombre tutélaire des baobabs. » Saint-Malo (France) le 31 mai 2009. Face au Grand Bé, Marc Roger et « Babel (…) un âne commun de type grand noir » partent sur les routes. Destination : Bamako. Via l’Espagne, le Maroc, le Sénégal. De pays en pays, de ville en ville. Pour voyager, écouter, noter, mais aussi pour dire, lire, raconter. « Lorsque l’oralité et l’écriture seront complices, je m’incarnerai en griot blanc. » En route !

Voyager

La Méridienne est un récit de voyage. On y lira toutes les joies et les vicissitudes de la randonnée. Gites et salles de repos diverses accueillent l’équipage. À défaut : nuit à la belle étoile. La route, parfois « morceau de route heureuse », parfois euphorique – l’ivresse du marcheur –, parfois difficile (conditions météo, solitude, aléas de la géographie, fatigue, déprime, belles ou mauvaises surprises…) est ponctuée de rencontres, d’anecdotes, émaillée de souvenirs et de digressions. On quitte souvent le chemin bien tracé (quatre ans de préparation) pour bifurquer, pour divaguer. Tant mieux. La lecture d’un récit de voyage tout droit d’un point A vers un point B n’est pas toujours sans ennui. Dans La Méridienne, pas de risque d’ennui : chapitres courts, diversités des propos, parfois anecdotiques, parfois profonds, parfois poétiques, parfois colériques. Parfois intimes. Avec des souvenirs sur les parents. « Aujourd’hui, si je suis sur leurs traces (…) c’est simplement pour le plaisir d’être avec eux, par le souvenir et la mémoire. » Avec la mort, aussi, que l’on questionne au détour d’un chemin. La Méridienne est également un récit qui parle vrai – parce que « à la vitesse de trois kilomètres heure, soit cinquante mètres à la minute, le marcheur se nourrit de multiples détails » – et pas que sur les autres… « Non, je ne sens pas les grands espaces qui font rêver les lecteurs de récits de voyage. Je sens la sueur, la pisse d’âne, la chaussette sale. »

Voir le monde

La Méridienne n’est pas seulement le récit d’un voyage. Marc Roger est également à l’écoute du monde. – D’ailleurs, être en voyage, n’est-ce pas être à l’écoute des autres ? – Et le monde est parfois un peu étrange. Malade. « Que chacun de mes pas dirigés vers le sud n’éloigne pas mes pensées de ceux qui remontent vers le nord au péril de leurs vies. » Son style simple décrit bien, avec assez de force, les sensations, les odeurs, la violence de certaines situations. Voire la révolte. La Méridienne n’est pas une croisière de luxe. « Dans la merde des bêtes, dans les eaux qui croupissent jusqu’au seuil des maisons, sous mes yeux, les enfants, les adultes, déambulent en sabots caoutchouc fabriqués in China. » Et le voyageur solitaire, même avec un âne, n’est pas toujours le bienvenu.

Lire

La Méridienne est aussi – et peut-être surtout – un livre qui donne le goût de la lecture. Marc Roger explique ce qu’il entend par « lecteur » par rapport à « conteur » ; il préfère lire « une parole écrite sur un livre » car « le livre est plus stable que l’oral, et il dure. » À force de lire les descriptions de Marc Roger lecteur, non seulement on a envie de le voir et de l’entendre, mais aussi, à lire le bonheur que semble procurer la lecture, chez le lecteur comme chez ses auditeurs d’un moment, on ne peut qu’être pris de curiosité, on ne peut qu’avoir envie d’ouvrir un livre et de lire, comme ça, à haute voix, comme il le fait lui, comme on ne le fait jamais, nous. Et là… oh, surprise ! Mais… essayez ! Lisez ceci, par exemple : « Au pays du Fouta, dit une mère de famille, il n’y a pas d’étrangers, ou alors, même mon fils le serait à mes yeux ». Ou bien cela : « Hier soir, j’ai franchi la frontière si facile à franchir pour celui qui possède un passeport. Me voici au Mali : terre de feu et de misère. » Qu’entendez-vous ? Que comprenez-vous ?

Lire et marcher

La marche et la lecture : c’est la thématique de Marc Roger, déjà mise en musique dans Sur les chemins d’Oxor, un périple de vingt mille kilomètres alliant marche et lectures publiques autour de la Méditerranée, et qui débute par un péremptoire « Avant toute chose, je suis lecteur… » La Méridienne commence par la liste des villes traversées ; il aurait été logique de la faire immédiatement suivre par la liste des livres lus à voix haute en route au cours de ces « 136 lectures et pour 8270 spectateurs ». Soit ! nous les découvrirons au fur et à mesure du chemin, en marchant et en lisant, puisque « la lecture et la marche ont ceci de commun : pas à pas, mot à mot, le regard sur le texte ou la ligne d’horizon, nous allons de l’avant en mettant entre nous et le centre, plusieurs cercles en écho, comme la pierre pousse l’eau quand elle tombe dans le lac. »

Marc Roger, né en 1958 à Bamako (Mali), lecteur public de la Compagnie La Voie des Livres, décline sa passion de la lecture à voix haute depuis octobre 1992. Il a raconté ses voyages dans À pied et à voix haute. Le tour de France en livres d'un lecteur public (HB éditions, 2000) ; Sur les chemins d’Oxor (Actes Sud, 2005) et La Méridienne. Saint-Malo Bamako.

mercredi 16 janvier 2013

J'ai relu "La Route bleue" de Kenneth White


Kenneth WHITE - La Route bleue
Éditions Le Mot et le reste, 2013.

« De toute façon, je voulais sortir, aller là-haut et voir. »

Dans La Route Bleue, récit de voyage, journal de bord, livre d’une aventure intérieure, le Labrador existe d’abord dans le souvenir de Kenneth White, par les images d’un livre d’enfance. Puis, et peut-être depuis toujours : l’envie d’aller voir. « C’est un endroit, non ? Et si c’est un endroit, ça veut dire qu’on peut y aller, il me semble. » Soit. Partons.

« Je quitte la ville de Québec. Route 175 Nord. J’aime cette pure notation mathématique placée entre deux mots lourds de sens. Le calculable et l’incalculable. » Partons pour découvrir qu’ici comme ailleurs, la civilisation, avec ses Livres et ses codes, est capable de changer le nom d’un lac. Peut-être ce lac avait-il été nommé le lac des Vagues bleues par des gens qui le connaissaient bien. Et puis des missionnaires sont passés par là. Le lac est devenu le lac Saint Jean. « Rien à voir avec la réalité perçue dans toute sa beauté. » Les missionnaires ont toujours été les ennemis des nomades, rappelle K. White. Qui poursuit sa route avec ses compagnons fantômes : Coleridge, Thoreau, Melville, Bashô, Jacques Cartier et les explorateurs du XVIème siècle. Avec également les indiens et ceux qui se donnent le nom algonkin d’Innut, les êtres humains.

Kenneth White s’immerge facilement dans la vie locale. Il rencontre beaucoup de gens, discute, est invité à un mariage. Autant d’occasions de comparer les écarts entre civilisations, et les ravages de la modernité : « Chaque fois qu’un espace vide se présente quelque part, au lieu d’y voir une occasion d’approfondir notre sens de la vie, nous nous empressons de le remplir de bruit, de jouet, de "culture".» Et de décrire aussi « le soleil blanc du Labrador qui brille maintenant à travers les nuages gris. »

Et la route bleue. Mais qu’est-ce qu’une route bleue ? Pour Kenneth White, c’est le bleu du grand ciel, le bleu du fleuve (le Saint Laurent), le bleu de la glace. Les silences bleus du Labrador. Mais « la route bleue, c’est peut-être tout simplement le chemin du possible. » Aller aussi loin que possible, « jusqu’au bout de soi-même, jusqu’à un territoire où le temps se convertit en espace, où les choses apparaissent dans toute leur nudité et où le vent souffle, anonyme. » De toute façon un seul adage : « quand tu arrives au bout de la route, continue à marcher. » Pour « s’ouvrir à l’univers », pour « écouter le monde. » Un vrai livre de voyage, une vraie littérature du dehors.

Les premières lignes : « Un œuf tourné, toast, café ! Là dehors, Montréal. Les rues et le fleuve. J’en entends la rumeur. Et là-bas, tout au fond, vaste beauté qui dort, le Labrador. Sitôt mon petit déjeuner terminé, je commence à m’enquérir du Labrador. Au Voyageur Terminus, je décroche l’un de ces téléphones qui donnent des renseignements et, comme si j’avais onze ans, je demande : S’il vous plaît, comment est-ce qu’on va au Labrador ? »

Prix Médicis étranger 1983.
Éditions Grasset & Fasquelle 1983.
Réédité par les éditions Le Mot et le reste en janvier 2013.

samedi 1 décembre 2012

J'ai lu "Knulp" de Hermann Hesse


Hermann HESSE – Knulp
Traduit de l’allemand par Hervé du Cheyron de Beaumont
Calmann-Lévy, 1972
Le Livre de poche / biblio roman N° 3247

« La route s’enfonçait, toute droite, dans le bleu tendre du ciel, où le monde semblait prendre fin. »

Knulp est un vagabond. Il n’a « aucune disposition pour le travail ». Il mène une existence de chômeur qui le voue à l’illégalité et au mépris. Toléré par les gendarmes qui respectent « sa supériorité intellectuelle, et à l’occasion, le sérieux », Knulp erre de par le monde. « On le laissait aller » ainsi qu’un chat qui partage la maison et la vie de ses maîtres. Chaque soir avant de s’endormir il tire « quelques feuillets de sa bibliothèque de route » qui se compose de « poésies et de maximes qu’il avait recopiées et d’une liasse de coupures de journaux. » Le sud de l’Allemagne est le territoire d’attache de ce nomade (si l’on peut dire…) Il y revient toujours. « Amour de la terre natale » ? ou « inquiétude singulière » de mourir éloigné de cette terre ?

Le roman commence alors que Knulp sort de l’hôpital et revient dans le village de son enfance. Il est malade et fatigué. Comme épuisé par des années d’errance. Mais on se presse pour l’accueillir. Il s’installe chez Rothfuss, le tanneur, et sa femme. Qui n’ont bien sûr pas le même point de vue que lui sur la vie, le travail, la liberté. « On apprend toutes sortes de choses en voyageant » dit Knulp. « Mais nous autres, nous avons au moins une maison, un métier et une gentille femme » répond Rothfuss. Certes, une chambre bien chaude en hiver, c’est appréciable. « Mais se marier pour ça, ça n’en vaut pas la peine. » Certes « un homme qui travaille, qui fait son chemin dans l’existence a un sort plus heureux à bien des égards, mais il n’aura jamais les mains aussi belles, aussi délicates ni une allure aussi légère, dégagée. » Certains pensent que Knulp s’est avili, qu’il est « resté à l’écart, bohême, éternel spectateur ». Lui estime que d’être élégant comme un prince même quand on crève la faim « ça aura meilleure allure, et puis ça me fait plaisir. » Mais on le sait, la liberté a un prix : la solitude. Et la vie a une fin. Knulp revient au pays natal parce que « les longues années d’errance s’amenuisaient dans son souvenir, lui paraissaient négligeables, tandis que le temps mystérieux de l’enfance prenait à ses yeux un éclat et un charme nouveau. » Les premiers souvenirs, les premiers sillons qui se gravent dans la mémoire, – « la lumière et le parfum, les bruits et les odeurs du pays natal » – sont peut-être les plus importants.

Knulp a-t-il eu « raison de suivre sa nature (…) de parler à tout le monde, comme un enfant et de gagner tous les cœurs, de raconter de belles histoires à toutes les femmes et de croire que chaque jour est un dimanche » ? De préférer la servante à la bourgeoise ? De contempler ce qui est passager, éphémère (la beauté, un feu d’artifice…) « non seulement avec joie mais aussi avec compassion » ? De faire au mieux avec « la souffrance qui s’attache à toutes les relations humaines » ? De passer ses journées « plus souvent couchés dans l’herbe que debout sur nos jambes » ? Comme souvent en présence d’un être « libre », les humains moins libres ne savent pas trop sur quel pied danser. Est-ce lui qui a raison ? Est-ce seulement un raté, un égoïste, voire un profiteur ? Knulp est-il l’un de ces hommes nécessaires à l’existence des autres, ces vagabonds que nous n’osons pas être et qui portent en permanences « un peu de la folie et du rire d’un enfant » ? Au lecteur de trouver sa route. «C’est à chacun de nous de se faire une idée de la vérité et de l’ordre du monde».

Attention : chef-d’œuvre. Apologie de la liberté, du désintéressement, mais aussi magnifique texte sur la solitude. À avoir dans la bibliothèque – à côté du récit des pérégrinations « hasardeuses » d’un autre « rêveur des chemins du vaste monde », les Scènes de la vie d’un propre à rien de Joseph von Eichendorff. À lire et à relire.

Les premières lignes : « Au début des années quatre-vingt-dix, notre ami Knulp fut hospitalisé plusieurs semaines. À sa sortie de l’hôpital, à la mi-février, il faisait un temps détestable et Knulp se sentit à nouveau fiévreux après quelques jours de marche. Il se mit alors à la recherche d’un nouveau gîte. Les amis ne lui manquaient pas : il eût trouvé un accueil chaleureux dans presque toutes les petites villes de la région. Mais il était d’une fierté singulière, à tel point qu’un ami s’estimait honoré lorsque Knulp acceptait d’être son obligé. »

dimanche 11 novembre 2012

J’ai lu « Scènes de la vie d'un propre à rien » de Joseph von Eichendorff


Joseph von Eichendorff
Scènes de la vie d'un propre à rien 
Éditions Phébus collection Libretto.
Texte français de Madeleine Laval et Robert Sctrick

Le voyage et l’amour : tels sont les deux sujets de ces Scènes de la vie d’un propre à rien, récit de Joseph von Eichendorff. Pour faire simple : Un « propre à rien » qui se dore au soleil pendant que son père s’épuise au moulin finit par partir sur les routes. Pour voir. Il devient jardinier, puis receveur dans un château viennois. Il tombe amoureux d’une femme qu’il pense inaccessible. Pour fuir l’amour, un seul remède : la route. Vers l’Italie. Après diverses aventures il revient à Vienne. Il apprend alors que rien ne s’oppose à ce qu’il retrouve la femme aimée.

Joseph von Eichendorff (1788 - 1857) est l’un des « romantiques allemands. » Il a mené une existence quasi insignifiante. Il a fait quelques voyages à travers l’Europe, mais a toujours rêvé de visiter l’Italie, pourtant décrite dans ces Scènes. Ce besoin de partir, de voyager, sera également transposé dans ses autres récits et ses poèmes, essentiellement centrés sur le vagabondage et l’aventure, et qui ont servi à construire le mythe du Wanderer, ce voyageur lancé sur les « improbables chemins du monde ». Un ton léger, voire ironique, caractérise ce « désenchanté discret », frère de Nerval.

Le vagabond selon Eichendorff

Le vagabond selon Eichendorff porte une grande veste avec d’énormes poches. Dans ces poches : linge, rasoir, trousse de voyage. Et un violon, accessoire indispensable au routard, qui permet de gagner un peu d’argent ou de nourriture en amusant le public. « Quand les autres rentrent chez leurs parents, les uns à cheval, les autres en voiture, nous allons par les rues, nos instruments sous nos manteaux, nous sortons de la ville, et le monde tout entier nous est ouvert. »

Le Wanderer est un oiseau volage qui à toute occasion s’échappe de sa cage. Qui n’a ni feu ni lieu. Et quelques principes. « Non, voyager comme les autres ne me tente pas le moins du monde : chevaux, café, draps frais, bonnets de nuit et tire-bottes, le tout commandé d’avance ! Alors que ce qui est magnifique, c’est justement de sortir de bon matin quand les oiseaux migrateurs passent haut dans le ciel et de ne pas savoir le moins du monde quelle cheminée fume déjà pour nous, ni à quelle aubaine nous attendre avant le soir. »

Le Wanderer ne se contente pas d’apprendre ce qu’on lui inculque, il va plus loin, il regarde, il voit. « Laissons les autres repasser leurs manuels ! Quant à nous, nous étudions dans le grand livre d’images que le bon Dieu a ouvert tout grand pour nous, la nature. » Il n’y a pas à avoir peur du présent, ni de l’avenir. La liberté à un prix, le mieux est de ne pas trop s’en faire. Et d’en faire une philosophie. « Qui sait de quoi demain est fait ? Poule aveugle trouve parfois son grain ; rira bien qui rira le dernier ; les choses arrivent quand on s’y attend le moins ; l’homme propose, et Dieu dispose… »

Ce que fuit le voyageur : certaines valeurs de son milieu. « Il me suffirait d’être sobre, de ne pas regarder à la peine, de n’avoir point envie de traîner ni de me livrer à des activités futiles ou ne rapportant pas de pain si je voulais parvenir, avec le temps, à quelque chose. » C’est ce qu’on lui a apprit. Dire oui.

Seul l’amour pourrait perturber ces belles théories. Dans les Scènes, pendant quelques temps le narrateur endosse la « robe de chambre » d’un receveur et prend « dans le secret de (son) cœur la résolution de laisser là les voyages et de faire des économies comme tout le monde. » Mais ces principes ne durent guère et ne lui font pas oublier sa belle. « Chacun s’est fait son petit coin sur terre, avec son poêle bien chaud, sa tasse de café, sa femme, son verre de vin le soir, bref tout va comme il veut ! Mais moi, je ne suis bien nulle part. J’ai toujours l’impression d’être arrivé trop tard et d’être nul et non avenu en ce vaste monde. »

L’amour est peut-être la seule chose qui peut ramener le Wanderer à la maison, là où l’horloge « fait toujours entendre son paisible tic-tac ». L’amour : « le monde est pour lui trop étroit, l’éternité trop courte. »

La route

Le Wanderer part sans trop savoir où cela le mènera. « J’ignorais tout du chemin à prendre » Il prend des chemins, des routes qui conduisent « loin, très loin par-delà les sommets, hors du monde, oui ! » La route de l’Italie ? Le pays où poussent les oranges ? C’est tout droit ! Parfois la route est longue, et elle effraie. « Brusquement, le monde me parut effroyablement vaste, et moi si perdu que j’en aurais pleuré toutes les larmes de mon cœur. » Ailleurs, quand le calme est revenu dans la tête, tout va mieux. « Du reste, c’était un plaisir de marcher là, avec les feuillages qui murmuraient et le chant merveilleux des oiseaux. Je laissai donc à Dieu le soin de me guider, sortis mon violon et jouai d’affilée tous mes airs préférés. » Enfin, avec des moyens plus modernes et plus rapides, et avec un peu de compagnie, le voyage se poursuit. « Adieu donc, moulin, château, portier ! Cette fois nous roulions si vite que le vent me sifflait aux oreilles. A droite, à gauche, villes, villages, vignobles filaient à vous faire papilloter les yeux. A l’arrière, les deux peintres dans la voiture, devant, quatre chevaux et un superbe automédon : et moi, juché tout là-haut sur le siège, à qui il arrivait de rebondir d’une aune. »

Si le Wanderer ne sait pas toujours où il va, il ne sait pas non plus toujours où il est. « A mon réveil, les premiers rayons de l’aurore jouaient déjà sur le tissu vert de mon baldaquin. Impossible de me rappeler où je pouvais bien être. » Mais quand la Rome, rêvée « pareille aux nuages que je voyais passer au-dessus de moi, avec des monts et des gouffres prodigieux au bord d’une mer bleue, et des portes d’or, et de hautes tours étincelantes en haut desquelles chantaient des anges en robes dorées » se révèle enfin au regard telle « la ville superbe », le voyageur est comme sous l’effet d’un charme. « Le soleil matinal jouait sur les toits et jetait mille feux dans les longues rues silencieuses : cette vue m’arracha un grand cri d’allégresse et je bondis sur le trottoir au comble de la joie. »

Ce n’est d’ailleurs pas tant le lieu qui compte, que la démarche. Comme pour beaucoup de voyageur avant et après lui, si le Wanderer « flâne un peu de-ci, de-là, pour voir le monde », il clame plutôt « qu’avec les bottes de sept lieues qui en quelque sorte nous chaussent dès l’enfance, nous fonçons droit et sans plus de façon sur l’éternité. » Et l’Italie tant rêvée puis tant vécue peut devenir la « perfide Italie avec ses oranges, ses femmes de chambre et ses peintres dérangés » à qui il faut tourner le dos.

Faut-il partir, aller ailleurs, si loin, alors « qu’autour de moi, tout me connait » ? Ne reste plus qu’à prendre le coche d’eau et à descendre le Danube.

Les (magnifiques) premières lignes : « Déjà le joyeux murmure du moulin de mon père avait repris, et sa roue s’était remise à ronronner. La neige gaillardement dégouttait du toit. Les moineaux, de leurs gazouillis et de leurs ébats, s’associaient à toute cette activité. Quant à moi, assis sur le seuil, je me frottais les yeux pour en chasser le sommeil. Dieu ! que je me sentais bien, au chaud sous le soleil.
C’est alors que mon père sortit de la maison, le bonnet de nuit de travers : depuis l’aube il n’avait cessé de s’agiter dans le moulin.
- Hé, le propre à rien, me dit-il. Te voilà encore à te prélasser au soleil, tu t’étires à te rompre les os et tu me laisses toute la besogne ! Le printemps s’annonce, toi aussi sors un peu de ta coquille et va-t’en de par le monde gagner ton pain toi-même !
- Bon, fis-je. Si je suis un propre à rien, je m’en vais courir le monde et y chercher fortune.
»




jeudi 1 novembre 2012

J'ai lu "Les blancs chemins" de Guy Féquant


Guy Féquant
Les blancs chemins

A pied jusqu’à Vézelay, à travers Champagne et Bourgogne
Photographies de Jean-Marie Lecomte
Éditions Noires Terres 2012

Dans Les blancs chemins, Guy Féquant écrit son périple de quatre cents kilomètres, à pied, entre la falaise crayeuse d’un village des Ardennes, jusqu’à la « colline sacrée » de Vézelay. Une balade « juste pour respirer le monde » un élan, « une mystique au ras des talus et une rencontre avec mes frères humains. »

Le (faux) départ. Château-Porcien. Un chemin de halage. Mais « rectilignes et ombragés ils n’ont que l’inconvénient de générer un certain ennui. » La perspective aspire. Les bruits de la campagne surprennent. Par exemple les clochent qui sonnent. Et qui répètent. Là, un bac à fleurs en ciment avec une inscription intime. Le marcheur a toujours les sens en éveil. « Marcher incite certes à une philosophie de la distanciation et de la sérénité, mais rien n’est plus faux que de croire qu’on progresse dans une bulle éthérée. » Le marcheur passe à Orainville, sur les pas de Jünger et de ses Orages d’acier. Moment d’Histoire. Puis une blessure le renvoie à son point de départ.

Un an plus tard, le deuxième et vrai départ. Guy Féquant est alors tout « jeune retraité » (oxymore ?) La pérégrination débute par quelques souvenirs. « Un de mes plus beaux voyages d’enfance ne dépassa pas les cinq cents mètres aller-retour. » Mais aujourd’hui ? Pour se motiver il cite ce mot de Paul Morand : « Il faut aimer l’avenir, parce qu’on y passera le reste de sa vie. » Alors : en route. A travers les vignobles champenois, à l’orée des forêts, de moulins en églises. Partir. Marcher. Ici (Épernay) on croise Montaigne. Là des motards wallons avec qui on discute de Spinoza… dans une fraternité toute lotharingienne. Vitry-le-François, Brienne-le-Chateau, le « Versailles de l’Aube », et sa statue de Bonaparte écolier. A Langres on croise Jehan, sire de Joinville et Denis Diderot. « Quatre siècles en soixante kilomètres. » Le voyage est souvent bucolique et apaisé. « Je franchis le pont à la sortie de Dienville et là, à nouveau, je m’émerveille. Rien ne coupe le souffle, rien n’écrase le site, mais tout est beau. » Mais parfois la route passe au-dessus de l’autoroute, et là des quads assourdissent et asphyxient le marcheur. A partir de Tonnerre – où est né le chevalier d’Éon – c’est la « sainte montagne ». Enfin, Vézelay, « sous un soleil de juin bien matineux » et, après un dernier détour dans les bois « elle apparaît au sud. Elle : la Noble Dame vers qui je monte, la basilique de Vézelay. Encore lointaine, certes, mais présente, paisible, irradiante. »

Guy est un voyageur qui aime la solitude « ferment de toute liberté intérieure », qui pense que « peu importe le but qu’on assigne : l’essentiel est que chaque pas rapproche de l’horizon qui sidère, de la transfiguration. » Il a sa conception du voyage : « Voyager, marcher, être en baguenaude, c’est moissonner maints détails et c’est élargir le champ. Ce qui évase ne s’envase pas. Il faut toujours zoomer. Sur les remparts de Langres, par matin clair, observer les lézards. Et puis chercher le Mont-Blanc. » Les blancs chemins : un livre très agréable à lire, à la langue recherchée, au style travaillé. Un récit de voyage au long cours très bien documenté, avec la petite et la grande histoire, et qui sait nous monter les belles choses à voir ou à entendre ou à lire. Beaucoup de réflexions sur le voyage et sur un certain style de vie, placide, libertaire, buissonnier. Buissonnier comme ce récit, loin des contraintes, des difficultés, de la sueur, des exploits que l’on peut lire parfois. Les photographies de Jean-Marie Lecomte apportent une touche – souvent géométrique – et, dans ce livre, se marient très bien avec le texte. Vraiment une très agréable promenade géographique et littéraire.

Les premières lignes : « Berméricourt, 3 août 2009. Fadeur sucrée de ce matin d’août. C’est celle, que je connais depuis l’enfance, de l’après-moisson et des éteules qui pourrissent. L’été entre dans son âge mûr, mêlé d’ardeurs brûlantes et d’indices de déclin. Époque aussi de l’aoûtement, mot qui évoque je ne sais quelle alchimie silencieuse et saisonnière, alors qu’il ne s’agit que de la lignification des jeunes pousses que les arbres et les arbustes ont produite depuis le printemps. Déjà les jours raccourcissent et l’on sent s’instiller en nous la mélancolie inavouée des années qui passent, du lancinant néant des choses… Le monde chatoie et sonne creux. Ce n’est pas une contradiction ; c’est une énigme. Une aporie, disaient les Grecs, c’est-à-dire une absence d’issue, une dérobade du chemin. »

L’auteur. Guy Féquant a enseigné l’histoire et la géographie dans les Ardennes et à la Réunion. Il est l’auteur de plusieurs récits (éditions La Manufacture). Passionné de littérature et d’ornithologie, il souhaiterait que le « nature writing » trouve en France le même succès qu’outre Atlantique. Les Ardennes comme Montana de la France ? Chiche…

Citations(s)
« Voyager, marcher, être en baguenaude, c’est moissonner maints détails et c’est élargir le champ. Ce qui évase ne s’envase pas. Il faut toujours zoomer. Sur les remparts de Langres, par matin clair, observer les lézards. Et puis chercher le Mont-Blanc. »

vendredi 19 octobre 2012

J'ai lu "L'Amour est une région bien intéressante" d'Anton Tchékhov


Anton Tchékhov (1860-1904)
L’Amour est une région bien intéressante
Correspondance et Notes de Sibérie
Éditions Cent pages 2012.

C’est entre avril et juillet 1890 qu’Anton Tchékhov effectue un voyage à travers la Sibérie vers l’Extrême-Orient russe, pour vérifier ce qu’on en dit, pour témoigner de la réalité de cette province isolée, pour voir la katorga (le bagne) situé dans l’île-prison de Sakhaline, un asile pour bannis et reclus. « Après l’Australie jadis, et Cayenne, Sakhaline est le seul endroit où il soit possible d’étudier une colonisation formée par des criminels. » Outre les tentatives pour le dissuader, il y a d’abord les questions sur l’utilité de ce voyage. « Admettons que mon voyage ne serve à rien, qu’il soit entêtement et caprice ; réfléchissez un peu et dites-moi ce que je perds en partant ? » On ne perd jamais rien en voyageant : « même si ce voyage ne m’apporte strictement rien, se peut-il malgré tout qu’il n’y ait pas sur sa durée deux ou trois jours dont je ne me souvienne toute ma vie avec enthousiasme ou amertume ? » Il veut donc aller voir, écouter, étudier. Il en reviendra transformé.

Le voyage « aller » durera trois mois. La grand-route sibérienne – « la plus grande et apparemment la plus affreuse route du monde » – est assez sûre : on parle bien de vagabonds qui égorgent parfois « une misérable vieille pour lui prendre sa jupe et s’en faire des chaussettes », mais aussi des cochers qui ne volent pas leurs clients. Le voyage commence en train (mais le transsibérien ne vas pas encore jusqu’en Orient.). Puis en bateau. Puis en barque. Puis en voiture. La Sibérie ? « Sans le froid qui prive la Sibérie d’été et sans les fonctionnaires qui corrompent les paysans et les déportés, la Sibérie serait la région la plus riche et la plus heureuse qui soit. » Hum… A travers l’Oural et aux alentours du Baïkal, Tchékhov emprunte des pistes peu carrossables. Les cahots rendent le voyage insupportable. Mais le voyageur s’habitue à tout.
« Voici plus de deux semaines que je galope sans m’arrêter, ne pensant qu’à cela, ne vivant que pour cela. (…) Je suis tellement habitué que j’ai l’impression d’avoir passé toute ma vie à galoper, et à lutter contre une route boueuse. Quand il ne pleut pas, quand il n’y a pas d’ornières sur la route, je trouve cela bizarre, et presque insipide. Dieu que je suis sale et quelle tête patibulaire j’ai ! »

Ailleurs ce sont des chemins interrompus par les inondations du printemps. Le temps est souvent exécrable, mais les paysages sont parfois extraordinaires. « Quand on approche de Krasnoïarsk on a l’impression de descendre dans un autre monde. »

En Sibérie vivent des hommes libres mais résignés, pauvres, des paysans du cru ou des colons qui ont sacrifié leur pays natal et la vie passée, Les habitations sont éloignées les unes des autres. « La seule chose qui rappelle une présence humaine, ce sont les fils télégraphiques qui hululent dans le vent et les poteaux rayés parquant les verstes. » (La verste est une mesure équivalente au kilomètre). Le travail est dur, on n’enlève pas ses moufles pendant neuf mois, on ne chante guère, on ne joue pas de l’accordéon, il n’y a ni peintres ni musiciens, et on grimpe sur un escabeau pour se jeter sur le lit et son « monceau de couettes et d’oreillers à taie rouge. » En Sibérie vivent aussi des forçats qui, sur la route, font tinter leurs fers en marchants. Une fois arrivés à destination ils ont « conscience que tout espoir d’un sort meilleur est impossible. » Perpétuité : mieux que la mort ? Il semble que la justice centrale ignore les conditions de détention de ces exilés, dont certains, instruits, auront du mal à s’insérer dans ce milieu. La vodka fera alors office d’anesthésique.

Puis c’est la descente de l’Amour – avec à gauche la rive russe et à droite la rive chinoise – et ses mésaventures : naufrage, attentes, promiscuité sur les ponts… Mais sans rancune : « L’Amour est une région bien intéressante. Originale en diable. Elle grouille d’une vie dont on n’a même pas idée en Europe. Cela me fait penser aux récits sur la vie américaine. Les rives sont si sauvages, si pittoresques et luxuriantes qu’on aurait envie d’y vivre jusqu’à la fin de ses jours. » Tchekhov séjourne trois mois dans l'île de Sakhaline, de juillet à octobre 1890. Il visite les prisons et les prisonniers. Il fait même un recensement. « Il n’y a pas un seul bagnard ou un seul colon à Sakhaline qui ne se soit entretenu avec moi. » Ce matériau servira à l’écriture de plusieurs récits, dont L’Ile de Sakhaline, qui fera sensation.

Ce voyage épique est décrit de façon détaillée dans des lettres et des articles. Ce recueil mêle des extraits de la correspondance de Tchékhov à des articles inédits destinés au journal Temps Nouveau. Plusieurs lettres écrites pour différents destinataires reviennent parfois sur les mêmes moments, ce qui ne fait qu’accentuer leurs caractères forts, voire tragiques. Il y a bien sûr dans ce recueil un aspect historique qui intéressera les lecteurs passionnés par ces lieux et cette époque. Il y a aussi un aspect littéraire : ce récits est parfaitement écrit, documenté, vivant, avec de l’humour, de magnifiques descriptions de paysages ou de situations dantesques. Mais ce recueil est aussi et surtout la formidable chronique d’un voyage hors du temps et hors des espaces habituels. Rien n’est simple dans l’immense Sibérie à la fin du XIXe siècle. Mais il valait la peine d’y aller.
« J’ai vu et vécu tant de choses ; et tout fut extrêmement intéressant et nouveau pour moi, non pas du point de vue de l’écrivain, mais du point de vue de l’homme tout simplement. »

Les premières lignes. « Moscou, 9 mars 1890. En ce qui concerne Sakhaline nous nous trompons tous deux, mais vous sans doute plus que moi. Je pars absolument persuadé que mon voyage ne sera d’un apport précieux ni pour la littérature, ni pour la science ; je n’ai pour cela ni assez de connaissances, ni assez de temps, ni assez de prétentions… Je veux simplement écrire cent ou deux cents pages et payer ainsi ma dette à la médecine, à l’égard de laquelle je me comporte, vous le savez, comme un vrai porc.»

Traduction française de Louis Martinez (Notes de Sibérie) et des éditeurs français réunis (Correspondance).
A noter la qualité de l’édition. Cent pages est un éditeur remarquable, qui ne fait pas les choses comme tout le monde. C’est original, c’est beau.

samedi 6 octobre 2012

J'ai lu "Rats de marée" de Gilbert Vieillerobe



Gilbert Vieillerobe
Rats de marée
L’Harmattan 2012
Prix : 17€ - 172p

D’un côté il y a les scientifiques. L’auteur – qui réside dans les Alpes du nord – situe une partie de l’action dans l’une de ces villes qui s’est faite une spécialité de ce que l’on appelle les « technologies du futur » regroupées dans des Technoparcs : informatique, nanotechnologies et autres sciences en blouse blanche et en chambres stériles. Les scientifiques sont-ils des apprentis sorciers ? L’auteur les présente comme des personnes passionnées par leurs recherches et ne voyant que le bon côté des applications futures – quand ils en voient… Dans ce laboratoire, des aoûtas miniaturisés pourraient aller inoculer un vaccin dans une cellule cancéreuse ou renouer des cordes vocales, – « enfin, vous voyez, que des trucs sympas ». Dans cet autre labo on est sur le point d’aboutir à un « nanofil », un fil d’un milliardième de millimètre sur lequel on enfilerait des atomes comme on enfile des perles… « Génial, non ? À vrai dire on ne sait pas encore quoi en faire… Des couronnes mortuaires pour cellules cancéreuses ? Des dreadlocks pour têtes de génomes ? »

De l’autre côté il y a, on s’en doute : les « dangereux terroristes » qui, bien sûr vont chercher à détourner ces avancées scientifiques à des fins… à des fins… Le problème c’est qu’on a tout faux. Car, si les bienfaits potentiels de la science peuvent évidemment être détournés et utilisés à d’autres fins moins nobles que celles pour lesquels ils ont été conçus, ils peuvent aussi être utilisés pour d’autres raisons. Dans son roman Gilbert Vieillerobe imagine ce qui se passe quand des « terroristes » (les « Bricoleurs »…) tentent de « détourner la science et la technique » pour la « mettre au service de l’humanité ». Avec des applications… inattendues et qui vont provoquer une sacrée pagaille. Une pagaille que le Pouvoir en place ne peut évidemment pas admettre.

Face aux scientifiques et aux « terroristes », le pouvoir temporel, très temporel, est décrit avec pas mal de railleries. Mais l’auteur n’est peut-être pas si loin de la réalité. Car on voit bien que plus les « Bricoleurs » agissent – parfois avec quelques ratés… – plus les problèmes deviennent incompréhensibles, et moins les fins limiers de la République (qui se détestent, qui n’échangent évidemment pas leurs informations) ont de réponse, et plus les chefs et les ministres valsent. Impuissants. Uniquement préoccupés par le présent et leurs prébendes. Le Président est déprimé, « à demi drapé dans une robe de chambre bleue, allongé sur une bergère, il tient sa tête levée en s’appuyant sur un coude », il boit de la vodka à la santé de son « copain le Premier Ministre de Russie ». Son homme de confiance est surnommé Mazarin. Bref, Vieillerobe démontre que dans certains cas il est possible de ne rien savoir, de n’avoir aucun élément, de n’exercer aucun contrôle, et pourtant de prendre des décisions… La comédie du pouvoir.

Comme dans tout bon roman, qu’il soit d’anticipation ou pas, il y aura un grain de sable… Il y a toujours un grain de sable (et même : deux !). Mais il ne faut pas trop en dire. Sinon que si vous rentrez dans cette histoire, il est possible que vous ne puissiez pas lâcher facilement ce livre. Le sujet est passionnant, bien présenté, bien amené, le suspens est bien ficelé. L’écriture de Gilbert Vieillerobe est simple, efficace. Et l’auteur ne manque pas d’humour. Vraiment un bon livre de divertissement – entre conte philosophique et roman d’anticipation – mais aussi de réflexion sur nos sociétés « technicistes, hiérarchisées et mondialisées ». Le meilleur des mondes n’est pas encore très sûr…

Les premières lignes : « Les carrosseries offrent leurs fronts, luisants et blêmes, aux caméras de surveillance. Impossible de trouver une seule place libre sur l’immense parking de l’hypermarché. Phénomène inhabituel, le nombre de véhicules stationnant sur les bas-côtés, les voies d’accès réservées, les contre-allées, les parterres même, laisse chacun incrédule. Une affluence remarquable ! Devant les écrans, dans la salle confinée, Gustave, le chef de la sécurité, mi-allongé dans son fauteuil, un pied posé sur une chaise voisine, engouffre son quatrième pain aux raisins. »

jeudi 27 septembre 2012

J'ai lu "Un héros" de Félicité Herzog


Félicité Herzog
Un héros

Roman
Grasset 2012



Qu’est-ce qu’un héros ? est la question centrale de ce livre – de ce « roman » puisqu’il porte cette mention – qui pose aussi plusieurs questions : peut-on tout accepter d’un « héros », y compris la destruction de sa propre famille ? Qu’apporte le « roman » à une histoire qui aurait pu être écrite sous la forme d’un journal ou de souvenirs ? Le « héros » est-il d’ailleurs celui que l’on croit ? Félicité Herzog est née en 1968. Son père est un héros. Sa mère descend d’une illustre famille française. Une histoire normale, banale ? Non. Quand on lui dit « tu as la chance d’avoir un père comme le tien » Félicité garde le silence. Elle le gardera longtemps.


« Je ne sais pas si c’était le signe d’une réelle inconscience du mal ou celui d’une grande perversité mais je devinais que l’éclat de son sourire légendaire cachait des reflets plus sombres et qu’il n’était pas l’homme qu’il prétendais. »

La mère est issue d’une grande famille industrielle, noble. Elle se débat entre la révolte contre son milieu et ses amants. Les grands-parents, qui s’occupent souvent des deux enfants du couple bientôt séparé (car « rien de mon père et de ma mère ne se mariera réellement »), ont quelques habitudes un peu « anciennes, surtout celle de ne rien voir, rien dire, rien savoir. » Les apparences… Et comment faire quand « tout projet doit être apprécié à l’aune de l’exploit de l’Annapurna ou de la grandeur des Schneider » ? Car le père – Maurice Herzog prend également beaucoup de place.

Maurice Herzog fut l’un de ces « conquérants de l’inutile », et il avait l’air « apaisé, revenu de tout ». Comment résister à ce père qui « incarnait pour nous un être fabuleux » ? Pourtant, très vite, « la constatation me vint simplement à l’esprit qu’il mentait. » Le mensonge est sans doute à la base de tout ce qui suivra la tentative de l’Annapurna. L’échec ne pouvait être envisagé, pour des raisons politiques et de société. Il ne pouvait donc y avoir que la victoire, fut-ce au prix d’une « compromission finale avec la vérité » Tout ne pouvant être dit, ou entendu, le retour de l’expédition fut triomphal. L’événement devint un mythe national. Que pèsera, dans la vie de Maurice Herzog, le mensonge de l’ascension de juin 1950 ? Si mentir une fois conduisait à la gloire, à quoi bon ensuite dire la vérité ? Quand on écrit « d’égal à égal, je dialoguais avec les 8000, les géants qui m’entouraient », et que tout le monde applaudit, comme soigner sa mégalomanie ? Quand toutes les femmes sont à vos pieds, comment retrouver le sens de la famille ? Alors, ce père alpiniste est-il un héros ?

Son « talent de feindre », mais aussi ce « désir inextinguible de sublimation à travers le regard des autres » empêchera toujours ce père d’avoir des relations familiales normales. Il « néglige son entourage sans jamais avoir le sentiment d’avoir fait mal puisque la société le juge si bien. » Et si la fille du héros semble être sortie de la terrible et pesante vie proposée par son père, il n’en est pas de même pour Laurent, le frère ainé. Laissons au lecteur la découverte de moments et de relations familiales encore plus violentes et terribles. Et finalement de découvrir le vrai « héros » du récit.

Récit intimiste, récit de souvenirs, avec un style dépouillé, parfois grinçant, posant des questions sur la vérité et le mensonge, sur la cohabitation de deux mondes, Un héros est un roman d’une grande force qui ne laissera pas indifférent.

Les premières lignes : « Toute ma vie j’ai été dépossédée de mon père par les femmes. Le processus commença par les filles au pair, un lent manège d’Anglaises et d’Autrichiennes, qui apparaissaient puis disparaissaient sans explications. Lorsqu’il était à la maison, événement formidable, il passait le plus clair de son temps à étudier leur ballet avec une attention soutenue puis à répondre à leurs doléances jusqu’à la saison des soupirs, puis à celle des pleurs dont j’aurais pu calculer le cycle avec autant de précision que pour le calendrier lunaire. »

Félicité Herzog est née en 1968. Un Héros est son premier roman.

samedi 15 septembre 2012

J'ai lu "Aux armes défuntes" de Pierre Hanot


Pierre Hanot
Aux armes défuntes

Éditions Baleine 2012
16€

La première partie de Aux armes défuntes, roman de Pierre Hanot, commence par un voyage, en 1948 dans le port de Marseille. Polmo (abréviation de Paul-Maurice) embarque pour l’Indochine. Polmo n’a pas beaucoup de culture, « il savait vaguement que là-bas, plus loin que l’Afrique, les gens bouffaient du riz avec des baguettes. » Polmo a raté le début de sa vie de militaire en étant prisonnier des Allemands. Il n’a pas pu tirer un coup de feu. Il a bien l’intention de se rattraper avec les Viets. A Port-Saïd, durant une escale, il se forge l’opinion que l’Égypte est un repaire de brigands, et tombe amoureux d’une entraîneuse. C’est l’aventure. « Par la magie du voyage, il était Surcouf le corsaire, la planète applaudirait ses exploits, l’aventure coucherait dans son lit. » Après seize jours de navigation « vertigineuse de crasse et d’inconfort » la troupe débarque en Cochinchine. Là, Polmo attend la vraie guerre au mess, un endroit minable avec un ventilateur HS, « les mouches copulaient sur les pales immobiles en toute quiétude. » Chez l’aumônier ça n’est guère mieux : « Mon Père, osa Polmo, j’ai abandonné la femme de ma vie en Égypte… Absolution, mon fils ! Lundi nous irons au bordel. » Polmo n’aura pas le temps d’aller voir : vient l’heure de l’accrochage dans la clairière. Dernier voyage. Polmo est tué.

Polmo est mort. Mais la deuxième partie, qui débute en 2109, exploite quelques possibilités scientifiques encore à l’état de théorie en nos années 2012, pour le ramener à la vie. « Cent-quatre-vingt quatorze berges, c’est tout, sauf raisonnable. » Surtout dans un monde qui n’est pas gai. « Les mouettes se posent pour agonir, gavées de mercure ou de capsules de plastique. » La France est « ensevelie au tombeau de la sénescence. » Et Polmo, qui avait été un meneur d’homme un peu raciste sur les bords, se retrouve moins que rien dans un monde de castes, dirigé par les Dominants retranchés sur l’Ile d’en haut, avec les femmes, denrées rares. Sur l’Ile d’en bas : le menu peuple… Maintenant, « l’étranger, c’est lui, en expiation. »

On n’en dira pas plus. Il faut découvrir ce nouveau monde créé par Pierre Hanot, peuplé de personnages plus incroyables les uns que les autres, et qui fait avancer une histoire dont on retrouve des bribes et des idées dans la mythologie (Cerbère, saint Georges terrassant le Dragon), dans les grandes tragédies (les bagnes), dans les grands romans (Robinson, Dante et son Enfer). On passe d’une théorie psychologique à un refrain de musique punk ou de « fucking rock », de la fabrication d’une pagaie à l’utilisation de gadgets à la James Bond. Tout ça est délirant, déjanté. On dirait un opéra-rock. Mais de « fucking rock » !

Ce récit est porté par la gouaille et l’incroyable verve de l’auteur – que l’on devine assez « remonté » contre quelques illusions et vendeurs d’illusions de notre monde, et bien différent d’un mouton qui suit le troupeau… Le style est simple, rythmé, efficace. Le vocabulaire est précis, parfois même soutenu. Quelques concepts historiques et philosophiques sont revus et corrigés, et cette histoire incroyable avance à toute allure avec beaucoup d’humour, souvent grinçant, avec pas mal de jeux de mots, parfois inégaux, et aussi avec beaucoup de poésie (au sens « moderne » hein, Hanot n’est pas Lamartine…) On rentre petit à petit dans cette histoire complètement déjantée et de plus en plus abracadabrantesque, dans ce roman de l’inversion des valeurs, court, violent mais burlesque, délirant, avec une mayonnaise qui prend bien. On en ressort haletant, rincé, essoré.

Les premières lignes : « A l’heure de la sieste, les rues étaient exsangues, Marseille ne bourdonnait plus que par son port et sur les quais, les bidasses embarquaient dans la pagaille. Peuchère, en ville, la guerre aux portes de la Chine, tout le monde s’en battait l’aïoli. A peine pansées les blessures, on venait de survivre encore une fois aux fridolins, pourquoi donc se soucier des conflits à venir, surtout pas de celui-ci, à des milliers de kilomètres, aux extrémités de l’Orient, aux confins de nulle part…»

Pierre Hanot a été et est maçon, romancier, routard, musicien, professeur d’anglais, poète, chanteur, guitariste. Avec son groupe Parano Band il a beaucoup joué dans les prisons. Plusieurs romans ont été publiés dont Les Clous du fakir, prix Erckmann-Chatrian 2009.

Site de l'auteur > http://www.pierrehanot.com/ 

J'ai lu "Les Vents de Vancouver" de Kenneth White

Kenneth White Les vents de Vancouver, escales dans l’espace-temps du Pacifique Nord Kenneth White nous a déjà emmené dans des contrées ...