vendredi 21 janvier 2011

J'ai lu "La Tenda rouge de Bologne" de John Berger

Dans La Tenda rouge de Bologne, John Berger raconte l’histoire de John qui part à la recherche d’Edgar. « Edgar était le frère le plus âgé de mon père, né dans les années quatre-vingts du dix-neuvième siècle. » Un oncle. Un oncle dont « la passion principale consistait à écrire (et recevoir) des lettres ». Un passionné. « Sur la table de toilette, il y avait toujours un carnet de timbres. » Quelqu’un qui « croyait que le meilleur était à venir. » Quelqu’un qui aimait aussi beaucoup lire : il avait trois cartes de la même bibliothèque « afin de pouvoir à tout moment emprunter au moins une douzaine de livres » qu’il transportait sur le porte-bagage de sa bicyclette. Quelqu’un qui voyageait – à une époque où le tourisme n’existait pas encore. « Il pensait que voyager ouvrait grand l’esprit. » Quelqu’un qui écrivait sur « une machine à écrire sur laquelle il tapait avec deux doigts ses lettres et ses pensées. »
« Plus tard il fut fasciné par la ville de Bologne. »
Bologne, la ville rouge. « Je n’ai jamais vu un rouge comme celui de Bologne. »
On ne s’étonnera donc pas qu’Edgar ait fini par intéresser John. Qui, après quelques pages chargées de nous décrire le personnage, se rend sur ce lieu magique. Et le passé devient le présent.
« Je suis assis sur ces marches. »
A Bologne, John Berger s’adonne à une sorte de voyage immobile, hume, regarde, écoute la ville. Les arcades permettent de marcher « sans que jamais l’on soit tributaire du ciel. » Et les fenêtres ont toutes des stores de la même couleur : rouge. « On les appelle tende. Le rouge n’est pas un rouge argile, ni un terracotta, c’est un rouge teinturier. » Il visite quelques échoppes, il retombe dans les souvenirs.
« Allongé sur la marche, je garde les yeux clos. »
Ce livre est un récit-promenade, une flânerie dans le présent, une méditation sur le passé,  la mémoire, le temps. Il est composé d’une centaine de séquences : les unes font une page, les autres une ligne. Le tout est agrémenté de dessins épurés, offre un instant de lecture de pure poésie.
Les premières lignes : « Je devrais commencer par dire combien je l’aimais, de quelle façon et à quel point, avec quelle sorte d’incompréhension. »
Traduit de l’anglais par Pascal Arnaud. Dessins de Paul Davis. Collection Made in Europe, Quidam éditeur 2009.

Écrivain engagé, romancier, poète, essayiste, scénariste, peintre et critique d'art, John Berger, quand il n'est pas en voyage, partage son temps entre la région parisienne et un petit village de Haute-Savoie où il vit et travaille depuis quarante ans. Créateur en perpétuelle recherche, artiste, penseur européen éminemment influent, il a obtenu plusieurs prix littéraires, dont le Booker Prize en 1972 pour « G ». Source : www.quidamediteur.com

J'ai lu "Le Papillon de Siam" de Maxence Fermine

C’est à quinze ans qu’Henri Mouhot quitte le lycée, laisse ses camarades poursuivre leurs études, décide de devenir non un « voyageur immobile » comme eux mais un « voyageur de l’espace, un corps céleste en mouvement », et de prendre la route. Comme « un Rimbaud avant l’heure. » Et pas n’importe quelle route : la route de Siam.
Cette route passe d’abord par la Suisse puis par Saint-Pétersbourg, où il donne des leçons à deux adolescentes bien éduquées. « Mais cela n’est pas pour lui déplaire. Le sel de la vie, au fond, est de vivre le jour comme un moine et de connaître le soir la vie dissolue d’un bordel. » Il arpente aussi les villes et les campagnes de la Russie tsariste avec un drôle d’appareil : un daguerréotype, et rapporte un des premiers reportages de l’histoire de la photographie.
A Florence, où il se trouve en conférence avec ses clichés, il fait une connaissance qui va orienter sa vie.
« Je suis écossaise. Et je me nomme Ann Park. »
Ann est la nièce d’un célèbre explorateur : Mungo Park.
C’est le coup de foudre et « trois mois plus tard, en la cathédrale d’Edinburgh, Henri Mouhot épouse mademoiselle Ann Park selon le rite anglican. »
Ils s’établissent sur l’île de Jersey, et Henri s’ennuie ferme.
Sur un coup de bluff Henri obtient une mission – et l’argent pour la mener à bien : rapporter du Siam une pièce rare qui manque à la collection royale, un papillon.
Cambodge. 1860. Henri Mouhot traque l’insaisissable « papillon de Siam » au cœur de la jungle, au péril de sa vie. Il le verra de près, il ne pourra jamais de capturer. Mais il fera une autre découverte, remarquable : une cité perdue. Angkor.
« Aucun voyage, depuis des temps immémoriaux, ne s’est jamais révélé inutile. On en retire toujours quelques renseignements scientifiques. Cela s’appelle le progrès. Ce qui élève l’âme et éloigne un peu plus chaque jour l’espèce humaine de l’ignorance et de la bêtise dans laquelle elle patauge avec délices depuis toujours. »
Henri Mouhot est un explorateur. Comme Stanley, comme Savorgnan de Brazza, comme von Humboldt, comme Livingstone. Comme eux il a cherché « une raison de vivre dans la découverte, l’aventure, le voyage, même s’il sait qu’aucun d’eux ne parviendra jamais au terme de sa quête parce qu’il est impossible de capturer son propre reflet dans le miroir. »
La nouvelle de la découverte d’Angkor fait grand bruit en France et en Angleterre, publiée en feuilletons dans les journaux. Ann Mouhot « lui écrit qu’elle est heureuse pou lui et qu’elle souhaite son retour. »
Laissons le lecteur terminer cette histoire, vraie, bien sûr. Henri Mouhot est un personnage trop romanesque pour qu’un écrivain ne se lance pas un jour dans l’aventure et n’écrive ce roman, captivant, comme la quête tragique de son personnage principal.

Les premières lignes : « Novembre 1841. L’hiver est déjà là et la neige tombe en abondance sur la Franche-Comté. Une neige dont les flocons, dans un ballet aérien orchestré par la symphonie du vent, viennent se briser en fines particules immaculées sur les fenêtres du lycée de Montbéliard, dessinant sur les vitres de somptueuses et éphémères arabesques de glace. » Editions Albin Michel 2010.

J'ai lu " Versants intimes" - Dix-neuf portraits autour de la montagne, de Fabrice Lardreau

Sous titré « dix-neuf portraits autour de la montagne », ces « Versants intimes » rassemblés par Fabrice Lardreau ont d’abord été publiés dans le revue La Montagne & Alpinisme. Ils retracent des itinéraires parfois inattendus, explorent le jardin secret de chaque invité : écrivains, cinéastes, acteurs, voyageurs, scientifiques, hommes politiques, musiciens. Ces femmes et ces hommes ont tous un point commun, une passion qui les rassemble : la montagne.
Si « l’écriture et la montagne ont un itinéraire commun (et qu’elles) relèvent d’un même silence, d’une même obstination », comme l’écrit l’auteur dans l’avant-propos, il ressort de ces entretiens que la montagne a eu, sur chacun d’eux, selon des parcours propres et avec des contours différents, des impacts plus ou moins importants, des incidences plus ou moins déterminantes dans leurs vies, là où les mots « danger », ou « accident » côtoient « nature » ou « paysage ».
Isabelle Autissier, qui a le pied marin, pense que « un bateau bien préparé a peu de chances de couler. L’accident le plus grave – et le plus fréquent – c’est de passer par-dessus bord. Même dans la tempête la plus déchaînée, en solitaire, on reste en vie tant que l’on est à bord. (…) Le montagnard est plus vulnérable car les choses peuvent se passer très vite, il n’a rien pour le protéger, pas de coquille : il est soumis à une erreur qui peut lui être fatale. » Erreur à laquelle Catherine Destivelle s’est toujours refusée. Bien que fascinée par l’Himalaya, elle confie sa réserve à l’égard de la très haute altitude – qu’elle a pourtant fréquenté : « C’est un environnement dans lequel on est vulnérable. Je n’y prends pas vraiment plaisir. On ne peut pas réfléchir en haute altitude, il manque des neurones. » Elle « ne va pas en montagne pour se faire peur, pour avoir mal. »
L’humilité est l’autre mot qui ressort de ces entretiens. Tous reconnaissent qu’il faut être humble devant la montagne, devant l’exploit. « Pour moi, un sommet est intérieur. S’il est extérieur, si l’on s’en sert pour grandir, on revient amoindri. On doit revenir d’une ascension empreint d’humilité, et non d’un sentiment de victoire. Victoire contre qui ? » avance Olivier Föllmi, photographe. Ce qui est également le sens des propos de Bernard Giraudeau – qui a joué, aux côtés de Claude Rich, une pièce de théâtre titrée « K2 » : « Beaucoup d’alpinistes ont envie de conquérir, ce qui n’est pas du tout mon cas : je n’ai rien à faire du sommet ! J’ai avant tout un rapport tendre avec la montagne, de non-violence. »
On rencontrera aussi François-René Duchâble, qui fait déposer un piano noir sur un glacier… blanc ; Jean-Louis Etienne, explorateur de toutes les latitudes ; Rufus, un passionné de vol à voile au-dessus du Vercors ; Philippe Claudel, qui avoue sa passion pour la littérature de montagne et des auteurs comme Frison-Roche ; Erri De Luca, alpiniste dans les Dolomites, auteur du magnifique « Sur la trace de Nives » ; Pierre-Antoine Hiroz, réalisateur, lui aussi marqué par les récits de Frison-Roche, qu’il adapte pour la télévision ; Martin Hirsch, familier des Ecrins ; Claude Lanzmann, qui découvre l’alpinisme à Chamonix ; Arnaud et Jean-Marie Larieu, cinéastes, adaptes les Pyrénées ; David Le Breton, anthropologue et sociologue de la marche et des « conduites à risque » ; Jean Malaurie, un « ancien », géographe des « expéditions polaires françaises – mission Paul-Emile Victor » ; Bernard Olivier, un autre grand « marcheur » ; Yves Paccalet, philosophe et naturaliste, « marin savoyard » à bord de la Calypso ; Hubert Reeves et Jean-Christophe Ruffin. Autant de personnes, autant de personnages, autant de personnalités, autant de rapports différents, uniques, à la montagne, à la nature. Une exploration du « versant intime » qui est assez plaisante à lire.

Les premières lignes de l’avant-propos : « L’écriture et la montagne ont un itinéraire commun. Elles relèvent d’un même silence, d’une même obstination. Ecole de vie, géographie sans frontière, la montagne est un espace où l’on se sent relié au monde, dans une solitude paradoxale et fertile. Les pensées accompagnent souvent le pas du marcheur, se combinent avec les méandres du sentier, de l’arête. Comme l’écrivain, randonneurs et alpinistes doivent trouver leur souffle, leur rythme. » Arcadia éditions 2010.

A propos de Catherine Destivelle, je recommande d’aller voir « Au-delà des cimes », réalisé par Rémy Tézier en 2009, magnifique de poésie et d’humanisme.
A propos d’Erri De Luca, je recommande la lecture de « Sur les traces de Nives » paru chez Gallimard.

J'ai lu "Écosse. Le Pays derrière les noms" de Kenneth White

Si l’on devait définir Kenneth White avec quelques mots clés, Écosse serait forcément l’un d’eux. En témoigne ce livre : Écosse - Le Pays derrière les noms. L'Écosse est un « point de départ auquel il ne cesse de revenir », un sujet sur lequel il a beaucoup écrit, en prose ou en vers. Le texte proposé ici a d’ailleurs déjà été édité en 2001, chez le même éditeur, alors accompagné de photographies de Jean Hervoche ; il a été revu et recomposé pour cette nouvelle édition.
Kenneth White part à la recherche de l’Écosse. A la recherche de l’Écosse « réelle ». Car l’Écosse de Kenneth White n’est pas l’Écosse du touriste, ni le pays des clichés. Ce « pays-là » n’est pas enfermé dans un monde de cailloux, de nuages et de brume, de monstres et de fantômes, ce pays-là est un monde ouvert, on n’en sera pas étonné de la part de cet auteur du « dehors ». L’Écosse est le pays où Kenneth White est né. « Non seulement expatrié, pour des raisons historiques, culturelles et intellectuelles, mais peut-être même profondément apatride, préoccupé avant tout par un paysage de l’esprit, je n’en oublie pas pour autant mon pays natal : tout ce qu’il m’a apporté, tout ce que j’ai pu trouver en lui. »
Après quelques éléments de géographie, White parle de son enfance, de la découverte de sa langue natale, et comment il s’intéressa également à la langue gaélique, disparue, oubliée, ce qui fait que « un mot ou une phrase en gaélique peut surgir de temps à autre dans mes textes. » Puis il nous parle des auteurs « écossais » qu’il apprécie, qui lui ont apporté quelque chose, non sans préciser que s’il parle de ces écrivains-là « l’histoire de la littérature, et surtout de tel ou tel pays, ne m’intéresse guère. Les histoires nationales de la littérature ne servent qu’à maintenir l’illusion que quelque chose comme une culture nationale continue d’exister. Ce que je vise dans ce livre c’est une géographie de la pensée, une météorologie de l’esprit, en prenant l’Écosse comme terrain d’exploration. » Walter Scott, Thomas Carlyle, John Muir, Neil Gunn, Hugh MacDiarmid, Robert Louis Stevenson font partie de la « Bibliotheca Scotica ».
Glasgow, les ancêtres bretons, la celtitude, l’île d’Arran (à ne pas confondre avec l’autre) ou l’île Noire, Edimbourg, les interconnexions avec d’autres cultures sont aussi des notions abordées, des terres explorées par Kenneth White, un homme qui n’aime pas les bornes, les mondes trop bornés, mais qui est plutôt adepte de la « grande circulation des énergies, des idées, des cultures. » Un « guide » de l’Écosse qui sort de l’ordinaire, une Écosse  « derrière les noms », comme l’indique le titre, qui permet de voir d’autres choses que celles trop souvent proposées, et de retrouver les thèmes chers à l’auteur.

Les premières lignes du prologue d’avril 2010 : « L’autre jour, dans le cadre d’un festival de « culture » (celui d’Avignon, pour ne pas le nommer), j’étais interviewé par un « animateur ». Censé m’interroger sur mes origines et sur les perspectives qu’elles ont ouvertes dans mon travail, il a commencé par me coller l’étiquette de « barde », avant de préciser pour les auditeurs que je venais « du pays des fantômes – c’est tout juste s’il n’a pas sorti de son petit répertoire le monstre du Loch Ness. »

Écosse. Le Pays derrière les noms" de Kenneth White. Éditions Terre de Brume 2010.

J'ai lu "Poussières de la route" de Henri Calet

Je ne sais pas pourquoi mais je m’attendais à lire un écrivain classique, pour ne pas dire un peu ennuyeux. Sur la photo de couverture Henri Calet présente un air sec, sévère, un air de ne pas y toucher, une froideur que l’on devine toute apparente. Et ce visage sombre derrière ces lunettes... On hésite entre Kafka ou Queneau, ou un mélange des deux. En fait on se trouve face à un chroniqueur, et à lire ces Poussières de la route, ces récits parfois délirants, on pense souvent à Pierre Desproges. Voici un exemple de cette acuité alliée à un humour corrosif qui caractérise bien ce recueil : « Il est évident que nul ne peut garantir au touriste sa double noyade quotidienne. C’est un risque à courir : il lui faudra peut-être retourner plusieurs fois au passage du Gois, s’il veut bénéficier du spectacle, assurément unique en France, d’un drame de la mer sans danger et aux moindres frais - tout au plus une paire de jumelles. » C’est ce que J.P. Baril, auteur de la préface, appelle un humour gris, entre le rose et le noir.

Le contenu de ce livre : entre 1948 et 1955 Henri Calet se balade et ramène des reportages, des récits, des chroniques, qui seront publiées dans diverses revues. C’est un voyageur paresseux, craintif. Il n’aime pas la foule, ni ce qui attire les autres. Ni la couleur locale, parfois troublante : un Restaurant du Midi à Deauville, une Guinguette de Nogent sur le Vieux Port... Mais, au sortir de la Guerre, il fait bon changer d’air et participer aux réjouissances. Ce n’est pas parce que « une fois sorti d’un monde à sa dimension, l’homme découvre qu’il est petit, inutile, un peu ridicule même » qu’il ne faut pas y aller : « Enfin, c’était décidé : je m’en allais, j’avais acheté le billet, mon rêve était plié en quatre au fond de ma poche, un rêve qui me revenait à mille quatre cent quatre-vingt-quinze francs, toutes taxes comprises. Il est assez rare d’arriver à connaître le prix exact d’un rêve. Avant même de prendre la route, je goûtais une première satisfaction. »

Cependant Henri Calet a sa conception personnelle du voyage : « J’ai adopté peu à peu l’habitude paresseuse de laisser venir à moi les paysages, au lieu de leur courir après. Pas de zèle. J’ai cessé de me prendre pour un appareil photographique. » Qu’il s’agisse de suivre le cours de la Loire ou celui de la Garonne, de déambuler dans tous les recoins du complexe nautique de Levallois, d’une escapade en Suisse ou sur l’île de Noirmoutier, Calet est très souvent étonné par ce qu’il voit, ou ce qu’il entend. La civilisation des loisirs s’installe, les mœurs changent, et l’auteur est un peu en décalage par rapport à tous ces phénomènes trop modernes pour lui. A moins qu’il ne soit pas dupe. Voici un point de vue sur une activité bien connue : le camping. « L’enclos est entouré de fil de fer. Des enfants pataugeaient dans la boue. Quelques vieux couples d’Indiens à l’allure fatiguée se tenaient accroupis à l’entrée de leurs huttes. La coutume est prise maintenant, ce semble, de jouer ainsi aux « personnes déplacées ». Il suffit de payer une petite cotisation pour avoir tous les droits d’un condamné volontaire. »

Humour et lyrisme, subjectivité et décalage, naïveté et étonnement : un subtil mélange, pour un auteur (ou plus exactement le personnage qu’il s’était composé dans ces récits) que Pia comparait à Chaplin, et Ponge à Keaton ; et pour des récits – les chroniques d’un errant  heureux – à connaître absolument. Un chef d’œuvre.

Les premières lignes de Les mauvaises routes : « L’homme des villes n’a pas l’habitude des routes, il les connaît peu ; il les emprunte seulement, quand on l’y oblige. S’il lui arrive, par accident, de s’y trouver, il se sent mal à l’aise, isolé, perdu, vulnérable, comme exposé à de nombreux dangers Non, il n’est pas fait pour vivre sur les grands chemins. D’ailleurs, personne ne vit sur les routes. On n’y rencontre que des nomades, des trimardeurs, des gendarmes et quelques cantonniers maussades. » Établissement du texte, notes et préface par Jean Pierre Baril, éditions Le Dilettante 2002.

La vie simple dans les bois

En lisant ce matin le premier article que Sylvain Tesson consacre à son séjour en solitaire au bord du Baïkal (1), je me dis que le « recours aux forêts » ou la « vie dans les bois » ou la « simplicité » sont des concepts à la fois anciens et actuels. Anciens car plusieurs auteurs ont bien sûr déjà traité de ces thèmes ; actuel car l’actualité littéraire – du moins celle qui est au-delà de l’actualité-business que l’on appelle « rentrée littéraire » et qui est quasi purement commercial, mais il faut bien vivre… – rebondit, volontairement ou non, sur ces notions. En attendant le livre que Sylvain Tesson écrira certainement pour nous faire partager son expérience voici un recours aux livres qui traitent de la vie simple, souvent dans les bois.

Il y a en effet pas mal de temps que des écrivains parlent des bienfaits de la « Nature » en opposition à l’agitation du monde « civilisé » que nous avons créé et dans lequel la liberté n’est qu’apparente. La solitude, le froid et le silence sont des valeurs déjà défendues par Henry David Thoreau, par exemple, dans Walden ou la Vie dans les bois, ou tout simplement Walden, comme est titrée une nouvelle traduction (2). Walden, « un très beau livre que tout le monde connaît, ou devrait connaître, et dans lequel il y a de très belle pages sur la solitude » déclare Sylvain Tesson dans la « petite biographie voyageuse » qui lui est consacrée et qui vient de paraître (3). Tout en précisant plus loin que : « on n’a jamais ri en lisant une ligne de Thoreau. » Or « il me semble qu’il y a quelque chose de salutaire pour survivre dans ce bas-monde qui est de pousser de temps en temps un grand éclat de rire. » Si Tesson trouve Thoreau un peu « sinistre » il a cependant fait siens quelques préceptes de l’auteur de Concord. Par exemple : « Je voulais vivre intensément et sucer la moelle de la vie. Et ne pas, quand je viendrai à mourir, découvrir que je n'aurai pas vécu. »

A propos de Thoreau et de la vie dans les bois, on lira un récent livre titré… La Vie dans les bois, de Charles Lane. (4) On apprendra, en lisant la préface de Thierry Gillybœuf, que lorsque « Henry David Thoreau publie Wlden en 1854, livre du retour à la simplicité naturelle qui allait faire sa renommée, il le sous-titre « la vie dans les bois ». Nul doute qu’il avait alors à l’esprit le manifeste éponyme que Charles Lane avait publié dix années plus tôt. » Voici les premières lignes du texte de C. Lane. Auraient-elles pu être écrites par Thoreau, ou par Tesson ? « Combien la vie serait belle, si tous nos ennemis pouvaient être tout simplement éliminés par un bras robuste armé d’une hache ? Or, parmi ces ennemis, il en est un d’allure fort inoffensive, mais qui semble pourtant avoir réussi à enchaîner les hommes, en les conduisant de leur vie libre dans les bois vers une vie de collectivité et de promiscuité. Il est bon de taxer la vie dans la nature de sauvage, barbare et brutale, et de qualifier la vie domestique, que ce soit dans un château fort ou bien dans une cité commerçante, de raffinée, distinguée et noble. Mais ce ne serait sans doute pas une perte de temps que de nous demander si cette affirmation repose ou non sur de véritables fondements. » (4)

Se demander, c’est déjà bien, vivre l’expérience c’est encore mieux. « J’ai envie de finir en cabane » écrivait Sylvain Tesson dans l’un de ses livres.  « Mais une cabane de rondins de bois, bien entendu. Je ne quitterai pas cette vie avant d’avoir vécu une expérience qui, à elle seule, comme si elle était un arbre, concentre tous les fruits de la vie vagabonde : la liberté, la solitude, la lenteur, l’émerveillement, la méfiance envers l’humanisme béat… La cabane c’est le vagabondage moins la géographie. La liberté sans le mouvement, l’épanouissement de l’âme par le retranchement du corps. » (6) Dont acte. Entre février et juillet 2010 « Je me suis installé pendant six mois dans une cabane au sud de la Sibérie, sur les bords du Baïkal. Le temps pressait. Avant 40 ans, je m'étais juré de faire l'expérience du silence, de la solitude, du froid. (…) Je rêvais d'une existence resserrée autour de quelques besoins vitaux. Il est si difficile de vivre la simplicité. » (1) La cabane « construite par des géologues soviétiques dans les années brejnéviennes » est « un cube de rondins, de trois mètres sur trois, chauffé par un poêle en fonte. L'isba s'élève sur un cap de la rive ouest du lac Baïkal, dans la réserve naturelle de la Lena, à quatre jours de marche du premier village et à des centaines de kilomètres d'une piste. » C’est là que Tesson va vivre son expérience du « recours aux forêts. » On ne dévoilera pas ici ce que « l’écrivain voyageur » relate de son expérience dans cette chronique. Mais quand même cette magnifique citation pour dire en quelques mots les bienfaits de la solitude et du silence : « J'aurais dû me rendre compte plus tôt que les statues ont l'air apaisées. »

Pour terminer – très provisoirement – sur ces thèmes du retour – ou du recours – à la nature, de la colère ou du désespoir de voir une grande partie de la civilisation s’enferrer dans des considérations matérielles et menée par le bout du nez, de la tentative de trouver – ou de retrouver – une relation équilibrée avec la nature,  on pourra se reporter aux propositions d’une « vie simple » prônée par John Burroughs dans L’Art de voir les choses. (5) Né en 1837, John Burroughs était « l’égal de John Muir, il avait des lecteurs plus nombreux que Henry David Thoreau, deux hommes dont il se rapproche par son amour de la nature, de la marche et de la vie simple » écrit Joël Cornuault dans sa présentation. Un recueil de textes qui font part de l’expérience de l’auteur, souvent pleins d’espoir, dont voici les premières lignes. « Je me dois de louer la vie simple, car c’est elle que j’ai vécue et que j’ai trouvée bonne. Dès que je m’en écarte, de funestes conséquences s’ensuivent. Il me plait d’habiter une petite maison, de me vêtir et de vivre dans la simplicité. Beaucoup de gens connaissent le luxe de se baigner nus – de plonger dans l’étang ou la vague, sans se sentir entravés par les vêtements. C’est ce que j’appelle la vie simple – le contact direct et immédiat avec les choses, la vie dépouillée de ses oripeaux –, débarrassée des demeures et des équipages somptueux, ou des tenues coûteuses. Comme on se sent libre, comme on savoure les éléments, comme on les sent proches quand ils épousent votre corps et votre âme ! Voir le feu qui nous réchauffe, ou mieux encore, couper le bois qui nourrit le feu qui nous réchauffe ; voir l’eau qui étanche votre soif jaillir de la source, et y plonger votre seau ; voir les poutres qui stabilisent vos quatre murs et la charpente qui maintient le toit qui vous abrite ; être au contact direct et personnel avec les bases de votre vie matérielle ; n’accumuler ni provisions ni protections ; être capable d’éprouver la suffisance des éléments universels ; se rafraîchir d’une promenade matinale ou d’une balade nocturne ; trouver plus satisfaisante une cueillette de baies sauvages que des fruits des tropiques offerts en cadeau ; s’émouvoir à la vue des étoiles ; exulter devant un nid d’oiseau ou une fleur sauvage printanière – ce sont quelques unes des récompenses que procure une vie simple. » Recette du bonheur selon Tesson : contempler, méditer. « Une fenêtre sur le Baïkal, une table devant la fenêtre. Je vais passer six mois à la mode russe : assis devant le thé, le regard à travers le carreau, la main sur la joue dans la position du Dr Gachet peint par Van Gogh. » Autre mot clé : agir. « Le matin, je lis, j'écris, je fume, apprends de la poésie, je dessine et joue de la flûte. Puis ce sont de longues heures consacrées à la vie domestique: il faut couper le bois, entretenir le trou à eau, déblayer la neige, installer les panneaux solaires, préparer les lignes de pêche, réparer les avanies de l'hiver, griller le poisson. »

J’ai un instant eu l’idée de terminer cette chronique par un péremptoire « à nous de voir ce que nous allons faire de ce samedi après-midi ! » Mais je ne suis pas certain, après une cinquantaine d’années baignées par la « société de consommation », de passer ce samedi après-midi – au demeurant pluvieux – dans la « simplicité ». A défaut de (faire semblant de) donner l’exemple, je propose quelque chose que je sais d’expérience : s’il n’est pas évident d’aller passer quelques jours dans la « forêt », il est facile de lire les livres de Sylvain Tesson et des autres auteurs cités, et j’affirme que l’on y trouvera bien plus de plaisir qu’à la lecture de beaucoup d’autres choses que l’on nos vante et qui ne sont pour la plupart que des produits vendus à grand renfort de publicité et d’incitation à se procurer (mais à lire ?) ce que notre voisin est supposé acheter. Je propose donc pour ce samedi après-midi le plaisir de la littérature. A bon entendeur… bonnes lectures.
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(1) «J'ai vécu six mois en ermite au bord du lac Baïkal», par Sylvain Tesson, le Figaro du 24/09/2010. http://www.lefigaro.fr/voyages/2010/09/25/03007-20100925ARTFIG00002-j-ai-vecu-six-mois-en-ermite-au-bord-du-lac-baikal.php
(2) Walden, de H.D. Thoreau. Traduction de Brice Matthieussent. Éditions Le Mot et le Reste 2010.
(3) L. Bedin / P. Grimault / S. Victor. Sur la route bleue avec Sylvain Tesson. Collection « Petites biographies voyageuses ». Éditions Livres du Monde 2010.
(4) Charles Lane. La Vie dans les bois. Traduit, annoté et présenté par Thierry Gillybœuf. Éditions Finitude 2010.
(5) John Burroughs. L’Art de voir les choses. Pages choisie et traduites par Joël Cornuault. Éditions Fédérop 2007.
(6) Sylvain Tesson. Petit traité sur l’immensité du monde. Éditions des Équateurs 2005.


J'ai lu "Le Guide triste de Paris" d'Alfredo Bryce-Echenique

A celles et ceux qui seraient rebutés par les réflexions un peu alambiquées de Vila-Matas dans Paris ne finit jamais,  voici le Guide triste de Paris, d’Alfredo Bryce -Echenique. Beaucoup plus simple, terre à terre, romantique, mais tout aussi poétique et littéraire. « Il y a des guides pratiques, des bons, des mauvais, mais que je sache il n’y a pas de guides tristes, et encore moins de Paris. » De quoi s’agit-il ? Qu’est-ce que ce guide triste ? Paris, triste ?
Ce recueil est composé de quatorze histoires. Des histories, des tranches de vie, des moments vécus – à moins qu’ils ne soient sortis de l’imaginaire, avec un naturel parfait – dans le Paris des années 70, les années du premier séjour de l’écrivain péruvien. Quelques unes de ces histoires sont des chroniques de voyage écrites pour des journaux, et dans lesquelles, écrit l’auteur, « l’imagination finit manifestement pas faire des siennes et par donner un poids fondamentalement littéraire à ce qui, à l’origine, devait être, avant tout, du journalisme. »
Ces histoires racontent donc les tribulations d’un péruvien à Paris, le narrateur et ses personnages.  On suivra par exemple « un vrai rouquin (…) si grand et si roux et si costaud qu’il n’avait pratiquement pas l’air d’un Latino-américain mais d’un acteur d’Hollywood type année 50 », ou un autre personnage, moins grand, plus anonyme, un riche ou un moins fortunés, des amis, des amants, des hommes et des femmes, la faune de la bohême, mode de vie typiquement parisien, avec la faim au ventre, les chats (noirs si possible), les livres, mais aussi les filles, les cafés. Le sport favori des ces jeunes hommes étrangers semble être la drague. « Tel était Luis Antonio Vera, Verita pour ses amis et Baguette magique pour ses amies. Je le revois encore, fonçant à moto à travers tout Paris avec une fille sur le siège arrière. Et une fille différente chaque jour. »
On est dans les années 70, tout semble permis, possible. Mais, quand on est étranger, immigré, différent, les rencontres – à part pour Verita – sont aussi difficiles en 70 qu’en d’autres temps.
Quatorze histoires à déguster sur un banc du jardin du Luxembourg, par exemple. « Et je continuai ma promenade dans ce Quartier Latin peuplé de Latino-américains, où déjà on lisait un Miguel Angel Asturias, un Julio Cortázar, un Mario Vargas Llosa. Et où tous les Latino-américains étaient de gauche. Oui, ils étaient tous de gauche. Jusqu’à ceux de droite en vacances qui l’étaient. Tous, absolument tous étaient de gauche dans ce quartier encore étudiant à l’époque où je continuai ma promenade en fredonnant une chanson qui, quelques années plus tôt, avait je crois fait le tour du monde :
Pauvres pauvres Parisiens,
Ils ont vraiment une vie de chien… »

Les premières lignes de « Le père de Remigio González lui avait dit, quand il lui avait fait ses adieux, là-bas, dans sa Lima natale, de ne pas faire de bêtises à Paris, de tirer un énorme profit de sa bourse pour étudier le coopératisme et, surtout, attention, hein, vraiment, attention à ne pas chopper de gonorrhée en hiver. » Traduit de l’espagnol (Pérou) par Jean-Marie Saint-Lu. Editions Métailié 2003

J'ai lu "La Montagne de minuit" de J-M Blas de Roblès

Lyon s’éveille. 1985. Bastien, gardien très âgé d’un collège jésuite, se lève et fait ses mouvements de tai-chi devant la fenêtre ouverte sur Notre-Dame de Fourvière. Passionné par la culture tibétaine, il rêve du Potala en regardant le dôme de la basilique lyonnaise. En ce 8 décembre c’est la « fête des lumières ». C’est aussi le jour où Bastien apprend qu’il est viré. Il allume quand même des bougies comme tout le monde avant de rentrer chez lui et de continuer un mandala de sable qu’il réalise. Dans le couloir il croise Rose qui vient d’emménager.
Quelles fautes Bastien a-t-il commises dans le passé ? Pourquoi cet obscur gardien de collège est-il consulté par les étudiants en langues orientales ? Qu’est-ce que Rose, passionnée par Alexandra David-Neel vient faire dans cette historie, que Paul, son petit garçon, écrira plus tard et dont nos lisons les brouillons que Rose corrige au fur et à mesure ?
« Les coïncidences n’existent pas, il n’y a que des rencontres nécessaires » est un adage tibétain, bouddhiste. Bastien rencontre Rose et un jour le vrai Potala est là, au bout de l’avenue. « C’est une chose d’admirer le Potala de loin, perché comme un modèle réduit sur sa colline, une autre de se retrouver dominé par sa masse ; au pied du palais il fallait cambrer les reins pour distinguer un bout de ciel au-dessus des toits.» La version de Rose : « On dirait une super tranche d’arlequin, dit Rose, les yeux brillants. » Le roman se poursuit par des rencontres, celle d’un professeur de français en Chine, celles de tibétains désabusés – il y a plus de soldats chinois que de tibétains à Lhassa à cette époque ; des visites de lieux chargés d’Histoire. Les secrets et les mensonges de chacun se dévoilent au grand jour, et l’histoire entraîne les personnages entre occultisme et mysticisme vers des liens troubles surgis du passé.
On ne peut pas en dire plus. Le talent de Blas de Roblès est indiscutable. La structure de ce livre est dense et riche. L’histoire est simple, belle, ouverte sur le monde, et cependant enchâssée dans un roman qui montre un roman en train de s’écrire. Une perspective qui donne un intérêt supplémentaire. Le style est impeccable, à plusieurs voix. On est vraiment dans l’histoire, avec les personnages, leurs doutes, leurs questions, qui deviennent les nôtres. Ce court roman se lit en deux heures. Ne pas hésiter.

La première phrase : « C’était un vieux monsieur, le gardien du lycée Saint-Luc, l’un de ces faux vieillards à visage d’enfant affublé d’une perruque et de trois ou quatre rides grossièrement maquillées autour des yeux. » Editions Zulma 2010.

J'ai lu "Nagasaki" d'Eric Faye

Soit un homme - technicien chargé de la météo dans un bureau de Nagasaki - qui n’est rien dans la vie ni dans la ville. Et une femme, dans la même ville, qui n’est pas ce qu’elle aurait voulu être. Pendant combien de temps peut-on accepter, supporter de n’être rien, dans cette « pièce de théâtre absurde » de la vie ? Peut-on avoir une deuxième  chance ? Vont-ils se rencontrer ? Qui est cette femme qui apparait sur l’écran d’un l’ordinateur ? A quoi sert une webcam ? A surveiller l’éventuelle présence d’intrus ? A piéger quelqu’un ? Une femme ? La « princesse de conte de fée » ? A révéler son propre passé ? Les mauvais souvenirs ?
Nagasaki d’Éric  Faye est bon roman, prenant, avec une histoire, des fausses pistes, plusieurs voix, des portraits, du style. « Dehors le passé a commencé de jaunir. Le genre humain se racorni. » Pas tous les auteurs qui parlent ainsi de l’automne…  A lire doucement, car si ce roman est subtil, il est également très court…

La première phrase : « Il faut imaginer un quinquagénaire déçu de l’être si tôt et si fort, domicilié à la lisière de Nagasaki dans un pavillon d’un faubourg aux rues en chute libre. » Stock 2010.

J'ai lu "Paris ne finit jamais" de Enrique Vila-Matas

Enrique Vila-Matas a séjourné à Paris au milieu des années 70. C'est ce séjour qu'il raconte dans ce livre : Paris ne finit jamais. Il écrit qu'il  a été « très pauvre et très malheureux » alors qu'il souhaitait surtout mener « une vie d'écrivain » comme celle que Hemingway raconte dans Paris est une fête : « il n'y a jamais de fin à Paris et le souvenir qu'en gardent tous ceux qui y ont vécu diffère d'une personne à l'autre... Paris valait toujours la peine, et vous receviez toujours quelque chose en retour de ce que vous donniez. Mais tel était le Paris de notre jeunesse, au temps où nous étions très pauvres et très heureux. »
Soit une ville : Paris. Un but : la littérature. Pas d'argent – le père y pourvoit momentanément –  pas d'amis. Mais la chance. Les personnages croisés sont tout d'abord Marguerite Duras, sa logeuse. C'est en effet dans une mansarde louée par l'écrivaine que Vila-Matas séjourne à Paris et écrit. Perec, Queneau et d'autres sont dans les parages, se retrouvent dans les soirées, animent les causeries. A défaut, à Paris, l'inspiration est partout. « J'aime m'asseoir aux terrasses des cafés de Paris, et j'aime aussi beaucoup marcher dans cette ville, marcher parfois tout l'après-midi, sans but précis, toutefois pas non plus à proprement parler au hasard ou à l'aventure, mais en essayant de me laisser porter. »
On croisera ainsi, au fil des marches dans les rues, au fil des digressions, Bryce Echenique, qui écrira plus tard Guide triste de Paris ; Barthes, Sollers et Kristeva, qui partent puis rentrent de Chine. Au Flore les clients se divisent en trois catégories : « les écrivains exilés, les écrivains français et la clientèle bariolée et plutôt extravagante, étrangère au monde de la littérature, mais pas à la bizarrerie. Peut-être jamais depuis, en aucun autre lieu au mode, n'ai-je vu autant d'excentricité rassemblée qu'à cet endroit-là. »
Paris. Paris qui ne finit jamais. Mais ce récit de Vila-Matas n'est pas seulement consacré au séjour à Paris d'un point de vue géographique; il s'agit aussi - et surtout - d'un livre sur la création littéraire et ses affres. Le futur écrivain est jeune mais lucide. « Je crois que, en ce temps-là, je tournais le dos au monde, à tout le monde. Sans lecteurs, sans idées concrètes sur l'amour ou sur la mort et, comme si c'était trop peu, écrivain pédant qui cachait mal sa fragilité de débutant, j'étais une horreur ambulante. »
Vila-Matas retournera à Paris. Et comme Hemingway, il s'en souviendra  le restant de ses jours. « Tout finit sauf Paris, qui ne finit jamais, m'accompagne toujours, me poursuit, représente ma jeunesse. Où que j'aille, Paris voyage avec moi, est une fête qui m'emboîte le pas. Cet été peut maintenant finir, en effet il finira. Le monde peut sombrer, en effet il sombrera. Mais ma jeunesse, mais Paris ne doivent jamais finir. » Une petite citation du « bohème Bouvier » termine ce récit, pour les amoureux de Paris, et pour les amoureux de la littérature.
Les premières lignes:  « Je suis allé à Key West, Floride, et je le suis inscrit à l'édition de cette année du traditionnel concours de doubles de l'écrivain Ernest Hemingway. La compétition avait lieu au Sloppy Joe's, le bar préféré de l'écrivain quand il vivait à Cayo Huesco, à l'extrême sud de la Floride. Inutile de dire que se présenter à ce concours - bourré d'hommes robustes, entre deux âges et à la barbe blanche et fournie, tous identiques à Hemingway, y compris dans la dimension la plus sotte du personnage - est une expérience unique. » Traduit de l'espagnol par André Gabastou. Editions Christian Bourgois 2004.

Né à Barcelone en 1948, Enrique VILA-MATAS est l'un des écrivains espagnols les plus originaux de sa génération.

Citation. «Le passé, disait Proust, non seulement n'est pas fugace mais, en plus, il ne change pas de place. Même chose pour Paris, qui n'est jamais parti en voyage. Et comme si c'était trop peu, Paris est interminable et ne finit jamais.»

mercredi 19 janvier 2011

J'ai lu "Jupiter et moi" de Eddy L. Harris

Odeur – « puanteur » – de l'esclavage, de souvenirs noirs, dans ce Jupiter et moi  de l'américain vivant en France Eddy L.Harris.
Jupiter, c'est le père de l'auteur. Ce père de 86 ans – encore que la date et le lieu de naissance ne soient pas très certains : aux alentours de 1917, époque où les noirs naissaient chez eux, et où la date de naissance était consignée dans la« bible » familiale – à qui sa mère avait murmuré qu'il était voué à accomplir de grandes choses. Ce père qui, avant d'être ce vieux encore fringuant, était « uniquement et seulement un petit enfant noir. »Problème : les mots « projet » et « enfant noir »n'allèrent pas toujours ensemble.
Jupiter est né « en un temps où la puanteur de l'esclavage, aboli depuis cinquante ans, stagnait encore dans toutes les mémoires. » Jupiter a l'air blanc. Mais avoir l'air... A moitié ou au trois quart blanc, il est quand même noir. Un point (noir) c'est tout.Pourtant cet homme, ce noir américain, trouvera sa route, que son fils défini ainsi » « la capacité de se définir, de déterminer celui qu'il voulait être, et de choisir sa voie. »
En conséquence, Jupiter a, au cours de sa vie « triché aux cartes, menti, volé, et a même tué un homme(du moins c'est ce qu'il croit.) » Mais en fait, que croire chez ce père qui est un « pro de bobard » ? Et si tout ça n'était qu'une façade, un dérivatif, pour oublier la dure condition de Noir en Amérique encore au XXème siècle ?
Jupiter pense qu'Eddy, son fils, est« un raté, un vaurien et un joli cœur. » En tout cas c'est ce qu'Eddy pense que Jupiter pense... Jupiter demande encore à Eddy, son fils, conférencier estimé, quand va-t-il trouver un boulot ? Mais peut-être qu'il ne pense pas réellement ce qu'il dit.
Tel père, tel fils ? Ce que dit Eddy: « Entre père et fils, ce qui marque l'un marque l'autre; ce qui est porté par l'un, bon ou mauvais, sera porté par l'autre. »
Eddy – qui se définit comme fils ingrat – est né « à une époque où on appelait encore les noirs « nègres »–  et c'était l'appellation polie (...) dans le Sud c'était sales négros. » Les années 60 furent celles de a recherche d'identité. Noirs, puis Afro-américains. Avec les Black Panthers et le Black Power. « Le passé demeure, quoi qu'on fasse pour l'oublier ou l'enjoliver– les cicatrices subsistent. » Pour se connaître, écrit Eddy, « il est nécessaire d'aller creuser le passé. » Surtout quand il s'agit du passé des noirs, avec leurs peurs, leurs hantises.
Plusieurs histoires, donc, dans ce récit. Le fils recherche dans le passé de son père, pour mieux le comprendre.Ce qui conduit à un retour sur l'histoire des USA durant le XXème siècle. Et surtout sur la question raciale. Les scènes de violence (lynchage, pendaison,mutilation...) sont terrifiantes. Elles arrivent parfois sans prévenir. L'autre aspect est la relation entre un père et son fils. D'une tendresse et parfois d'une cocasserie subtile. La narration est fluide, les propos sont justes, sans emphase, passionnants. Un grand talent d'écrivain. Un grand livre sur la vie des américains. Des noirs américains. D'un père et de son fils.

Les premières lignes du premier chapitre «Foutrement blanc» : «La vie d'un père et celle d'un fils se mêlent comme les branches de deux arbres côte à côte dans la forêt. Le gland tombe, un jeune arbre pousse, les racines s'enchevêtrent. S'ils sont assez proches, il est parfois impossible de savoir où finissent les branches de l'un et où commencent celles de l'autre, à moins de s'éloigner pour les regarder attentivement, à mois que le plus jeune ait dépassé et éclipsé l'aîné, poursuivant son ascension là où le plus vieux l'avait interrompue.» Editions Liana Lévi 2005.

J'ai lu "Le Jour où Albert Einstein s'est échappé" de Joseph Bialot

« Je crois qu'à chaque moment important de la vie, tout type normal a envie de s'en aller. »

S'en aller, c'est effectivement le leitmotiv d'Einstein dans ce roman de Joseph Bialot : Le jour où Einstein d’est échappé. On ne sait pas ce que l'avenir nous réserve, mais arpenter les couloirs d'une maison de retraite avec des « vaincus » pour compagnons, ça ne semble effectivement pas un avenir très prometteur. Surtout quand on est vieux. Ou senior, pour utiliser cet euphémisme inventé par « les médias et autres marchands de perlimpinpin. » Vieux, senior... tant que les sphincters tiennent bon...

Einstein est en colère et révolté. En colère contre la famille. Il est parqué depuis plusieurs mois dans une maison de retraite par ses enfants qui n'ont pas trop envie de cette charge. Révolté par la vie. « Si je veux commettre une saloperie, je trouverai toujours un juriste pour justifier mon acte, un psy pour l'excuser et un con pour le pardonner. » Qu'est-ce qui reste ? Partir ? La liberté ? C'est quoi, la liberté ? « Être libéré des contraintes, être libéré de la culpabilité, être libéré de l'amour, ne plus avoir à aimer son prochain comme soi-même, ne plus avoir à s'aimer. Et s'en aller... Ficher le camp... Changer d'ailleurs. » Ailleurs. « Un simple adverbe, un lieu placé (...) sur la courbure de la terre et dont le point central se situe là, chez vous, dans votre tête (...) »

Le Jour où Albert Einstein s'est échappé
est le récit d'une virée. Une dernière virée. D'abord dans Paris, un Paris désert, avec un chauffeur de taxi qui se fait complice malgré lui. Avec pour commencer cette fuite en avant, des retours vers des lieux anciens, comme une sorte de pèlerinage, prétexte à des pensées sur tout, notamment sur un passé qui valait bien le présent, ou parfois, au contraire, un passé douloureux. « A la guerre, les mecs continuent leur jeu de gamins. Pigeon vole! Tu connais? Tout vole. Vroum! Boum! Ça pète, ça explose. Fumée. Caillasse. Les objets volants passent. Une tête, un bras, un flingue, des morceaux d'os, des bouts de fringues. Tu t'habilles de sang, de poussière et de cris. »
Le voyage se poursuit vers la côte, le bord de mer. Là, des rencontres entraînent Albert vers le dénouement. Les enfants, d'abord, qui tentent de rattraper le fugitif, de le faire revenir à sa condition de prisonnier. Paula, enfin et surtout, la femme, la seule femme « à m'avoir entraîné au-delà. » Celle qui trouvera la solution, la clé de cet ultime voyage. Car voyager, à la fin, ça sert au moins à se retrouver. A se reconnaître, à recoller les morceaux avant le grand saut, à balancer « les mille tonnes que je traîne avec moi, l'immense baluchon qui m'a poussé à tracer la route aujourd'hui. »

Les premières lignes

« Je veux m'en aller...
Je ne dors plus. Immobile, je garde les yeux clos avec, dans ma tête, toujours ces mêmes mots pour inaugurer ma journée. La première phrase d'un livre, l'incipit de mon existence quotidienne toujours recommencée.
Je veux m'en aller...
Couché en chien de fusil dans un lit étroit, j'ouvre un œil. La lumière me fait replonger dans mon rêve éveillé et, en écho, je reçois le grincement du sommier lorsque je pivote sur le côté.
C'est reparti pour un jour avec, en perspective, des heures molles passées à traîner avec moi la tonne de mélancolie qui me taraude.
Est-ce le ciel d'automne, qui bétonne de gris sale la ville tout entière, ou mon blues permanent qui m'a poussé à franchir le Rubicon ? Je ne le saurai jamais, mais cette fois il n'y aura plus de "Demain, je pars !", non, plus de solution dilatoire, c'est aujourd'hui ou jamais.
Je m'en vais ! »
Éditions Metailié 2008.

J'ai lu "Capharnaüm" numéro 1 - été 2010

Un peu de fraicheur

La page de couverture de la revue aurait dû me mettre la puce à l’oreille : on y voit la tête de Raymond Guérin qui émerge de l’eau et on y lit une citation qui évoque le bonheur et le soleil. Les premiers textes de la revue sont de cet auteur – je me souviens de la lecture bouleversante de
L'Apprenti dans les années 80 –, des « lettres griffonnées au hasard de mes voyages. » Un texte rédigé à Agde en 1937 est très rafraichissant, il est à lire sur la plage. Raymond Guérin décrit le plaisir qu’il a à se baigner. « Il n’y a rien que je ne cherche davantage, rien qui ne me soit plus agréable désormais, que de méditer nu, au soleil, sur le bord de la mer. » La rencontre avec le soleil, avec la nature, n’est peut-être pas sans raison sur cette conclusion : « J’étais gourmand. J’aimais la chair onctueuse, succulente, les vins parfumés. Mais maintenant je sais vivre de rien et n’éprouve pas de moindre plaisir à mordre un simple fruit, à goûter l’eau. J’ai cherché les parures, les vêtements, le confort d’être assis, d’être couché, d’être attablé, l’amusement des sens, les machines à sous, les véhicules rapides. J’ai aimé les beaux bagages, les beaux hôtels, les belles femmes, mais j’ai cessé de poursuivre ces choses et ces biens, du jour où leur possession m’a enchaîné, a troublé ma quiétude. » Raymond Guérin est un écrivain injustement oublié. On se demande pourquoi. Mais ça n’empêche pas de le lire.

Voyager avec passion


Continuons à voyager, « toujours avec passion » comme l’écrit Eugène Dabit, qui nous explique de quelle façon il compte découvrir Prague : en vadrouillant par les rues. « Je n’avais pas de plan, pas de guide, je partais à l’aventure. Je me laisserais imprégner des odeurs de la ville, j’emplirais mes yeux de ses images, belles ou laides, car je n’avais pas l’intention de faire un choix dans ce qu’elle m’offrirait. » A méditer en cette période (cette revue est publiée au début de l’été) « touristique. » Qu’y a-t-il encore d’intéressant à parcourir aujourd’hui un bitume balisé – sans choix – entre le parking des autocars et les boutiques de souvenirs ? Sans parler d’un autre piège, celui de « l’idée assez grossière, conventionnelle » que l’on se fait sur les pays visités avant même d’y arriver. Autres petits reportages, ceux de Marc Bernard, écrivain que j’avoue n’avoir jamais fréquenté. Mais ça ne durera peut-être pas, car la lecture de ses « vacances-surprises » est… une bonne surprise. De petites histories dans lesquelles chacun pourrait bien se reconnaître. Au moins un petit peu. Marc Bernard a une certaine philosophie du voyage : « L’amusant dans le voyage devrait être la surprise, de partir, sans savoir où l’on va. » Il propose quelques expériences vécues qui peuvent rendre les voyages plus agréables, plus surprenants. Ce qu’il raconte se passe certes à une époque où « la Plaza Mayor (est) aujourd’hui à peu près désertées, et les ruelles du vieux Madrid (…) sentent l’huile et l’agneau rôti », mais c’est, dans l’esprit, transposable sous nos latitudes.


Laisser jouer la surprise


La lecture de ces textes, la plupart issus des « fonds de tiroirs » d’écrivains « populaires », est extrêmement bénéfique. En d’autres termes : cette littérature du réel, ces idées parfois très simples, peuvent questionner, voire remettre à leur juste place d’autres idées plus fumeuses, plus à la mode, plus ridicules. Lire cet hilarant récit de la visite d’un château de la Loire dans les années 50 par Georges Hyvernaud, autre écrivain rare, confidentiel, comme le furent Jean-Pierre Martinet et, dans une moindre mesure, Georges Arnaud, dont la revue publie quelques raretés. Garder pour la fin le récit de Robert-Louis Stevenson, inédit en français, intitulé « Du charme des lieux sans charme » et qui démontre que « où qu’un homme se trouve, il découvrira toujours quelque chose qui lui prodiguera plaisir et apaisement. » Si l’on revient aux premiers textes de la revue, de Guérin, la boucle est bouclée. A chacun de trouver sa plage, à chacun de trouver ce qui lui est agréable, à chacun de laisser jouer la surprise, sans se laisser entraîner par les marchands, sans se laisser conduire par les guides. L’amusant dans la littérature devrait être la surprise, de lire, mais sans savoir où l’on va. La surprise, l’un des petits bonheurs de cette fin de semaine furent de se procurer cette revue, sans savoir ce qu’il allait en advenir, et de passer un agréable moment à lire ces récits. Le texte d’introduction, assez sarcastique – je laisse la surprise au lecteur – se termine par la définition avouée du « but simple et suffisant » de la revue : « donner à lire ». C’est parfaitement réussi.


Les premières lignes
de « Mon beau voyage » de Marc Bernard. « Des messieurs importants avaient eu la gentillesse de m’inviter à aller au Japon. Quatre jours en avion ! Aller et retour évidemment. Cela m’a paru long : réflexion faite, j’ai préféré visiter une bambuseraie. Tout est étrange dans une bambuseraie, à commencer par le nom. Celle que j’ai vue était à ma portée, aux environs de Nîmes. Point besoin d’avion ni de satellite pour s’y rendre ; vous prenez la route d’Alès, et en trois quarts d’heure de voiture, en roulant à la papa, vous êtes dans un paysage japonais si authentique que je doute qu’il en existe au Japon d’aussi vrais. Tout y est, la moiteur extrême-orientale, la cascade (formée par le Gardon), des arbres extraordinaires, et enfin, et surtout, bien entendu, des bambous. »

Capharnaüm. Numéro 1. Été 2010. Éditions Finitude.

J'ai lu "En remontant les ruisseaux. Sur l’Aubrac et la Margeride" de Jean Rodier

Dans En remontant les ruisseaux - Sur l’Aubrac et la Margeride, titre prometteur et bucolique, Jean Rodier nous emmène en promenade, en vagabondage, dans un pays qui gagne certainement à être découvert : le Haut Gévaudan. Encore que… Il est peut-être préférable que vous ne lisiez pas cette chronique. Elle pourrait vous donner envie de passer par là, et finalement d’y croiser la foule des autres lecteurs de ces lignes. La canne à pêche à la main. La Lozère c’est bien connu est « froide, ventée, inhospitalière, sombre, mal desservie. » Laissez la place à celui qui sait y aller « subrepticement, sur la pointe des pieds » et qui alors aura peut-être la chance de contempler un cincle plongeur…

Leçon de géographie

Premier intérêt de ce livre : une leçon de géographie. Je ne sais pas pour vous, mais pour moi il n’est pas naturel de situer l’Aubrac et la Margeride sur une carte. J’ai bien traîné sur quelques sentiers pédestres du côté d’Espalion, de Laguiole, de Saint-Flour, et même grimpé le pic Finiels, je ne suis pas en mesure de pointer ces sites du doigt sur une carte routière sans hésiter. Après la lecture, et surtout si vous avez votre atlas sous la main, la Truyère, Ruynes-en-Margeride et le col des Trois-Sœurs vous seront familiers.
Autre intérêt de ce livre : la leçon de vocabulaire. Je dirais même : le son de vocabulaire. On apprendra quelques beaux mots qui ont cours dans cette nature, plus ou moins savants, et aux sonorités très chatoyantes. Les planèzes… Les devèzes striées de murets de pierres sèches. Dans les rivières se coulent les truites, les farios, les vairons, la loche franche, le chabot, le goujon. A l’air libre vivent les vipères péliades, les couleuvres coronelles, le faucon hobereau et le circaète jean-le-blanc.
Leçon de mise en image, enfin : Qui a jamais décrit ainsi la rivière qui coule à ses pieds ? « La montagne se hausse, se délie, se déplie, s’étale, se rapproche du ciel. Le vent se disperse. Le Chapeauroux méandre dans les prairies fleuries où fanent les derniers narcisses, prend de la douceur dans les terres grasses des berges, reflète les frênes dans ses miroirs ou bruisse sur les granits. »

Leçon de vie

Autre intérêt et non des moindres, nous faisons connaissance avec l’auteur, Jean Rodier qui, alors que « la plupart des gens préfèrent descendre les rivières, les suivre dans le bon sens, celui de l’eau qui coule » préfère « les remonter, passer les piémonts, aller jusqu’à l’étage des pelouses, dans l’air vif. » La promenade doit conduire au « ravissement ». Elle consiste à se tourner vers « les belles choses » comme « aller au bord des rivières du Haut Gévaudan, dans ce vallon, dans ce matin, quand la rosée s’évapore, que la terre se réchauffe… » Un antidote au poison pour celui qui pense que le « chaos, par petites touches ou grands soubresauts, contamine le monde, que la pensée partout se heurte à des apories… »
Quant à l’addiction de Jean Rodier, c’est la pêche à la mouche – « c’est plus fort que moi, j’attrape une canne à pêche, capture quelques mouches maison… » Nous prendrons donc également quelques leçons de pêche au passage. Nous apprendrons avec lui à aimer le silence de ces espaces. « Personne. Presque rien. » Et à apprécier ces moments entre deux. « Etre au bord de l’eau, sans canne, y revenir, s’y promener, sentir l’odeur de l’eau, les bords mouillés, sentir le mouvement des insectes, les nuages, la pression atmosphérique, les parfums rabattus par le vent, leur épaisseur, et brusquement avoir envie de pêcher, n’avoir rien de plus pressé que de pêcher… »
Mais ce que nous devons sans aucun doute retenir de ce livre c’est une certaine vision de la nature et de son avenir. « Je pratique volontiers le no kill avec les chevesnes, carpes, gardons, barbeaux, vandoises et autres viles bestioles… De quel droit déciderions-nous de qui doit habiter les ruisseaux, les rivières, les étangs, les biefs abandonnés et les anciens abreuvoirs ? » Autre affirmation : « ce dont les animaux sauvages ont besoin, ce n’est pas d’être apprivoisés, encore moins domestiqués, c’est de rester sauvage… » Devant la Nature l’homme doit cesser « de vouloir toujours intervenir, redresser, rectifier, aligner, aménager, réduire à notre pogne. » Une idée de la Nature qu’il est bon de rappeler.
Un livre de grande poésie. Les nature writers américains ont leurs territoires. Ici, le Montana est en Margeride.

Les premières lignes
« Au sud-est du Massif central, deux promontoires de granit, affleurant pour la Margeride, partiellement recouvert de basalte pour l’Aubrac, constituent, à une altitude moyenne de douze cents mètres, le Haut Gévaudan, délimité à l’est par l’Allier, au sud par le Lot, au nord-nord-ouest par la Truyère, cerné par les laves et les planèzes, poussant vers le midi le ressaut du mont Lozère dont le versant sud est totalement cévenol, et vers le sud-ouest – les roches primaires cédant la place aux roches sédimentaires – les grands causses, Sauveterre et Méjean. » Editions L’Escampette 2010.

J’ai lu « Le vent noir ne voit pas où il va - Chronique italienne » de Jean-Noël Schifano

Jean-Noël Schifano aime Naples. Il raconte qu’il était parti pour un week-end sur les traces de son père, et qu’il y est resté plusieurs années. Il y a donc longtemps qu’il a rencontré cette ville, et qu’il la raconte. Dans le Dictionnaire amoureux de Naples (Plon), par exemple, ou Sous le soleil de Naples (Gallimard / Découvertes). Dans Le vent noir ne voit pas où il va - sous titré «Chronique italienne» car ce récit n’est pas uniquement consacré à Naples, mais à toute l’Italie - il est peu plus « pointu » que d’habitude. Pour donner le ton on placera ici deux citations. L’une est citée comme épigraphe, elle est de Pierre Desproges : « Il y a deux sortes d’Italiens : les Italiens du Nord, qui vivent au Nord et les Italiens du Sud qui meurent au Sud. » L’autre est de Schifano : « L’écrivain doit être incorrect, seule façon de créer, surtout à notre époque de trouille molle, de singes tripoteurs et de censures médiatiques omnipotentes. Il faut absolument être incorrect… » (p13) Et plus loin : « Il faut, oui, être absolument incorrect, douter des assourdissants du savoir, des aveuglants de la doctrine, des musclants de la gonflette, des bienpensants de la sébile, écouter les muets, demander ce qu’ils voient aux yeux blancs, serrer la patte aux doigts noirs dont les os vous restent dans la main… » Avec ça, partons…
Au début du livre c’est étrange : on a l’impression que Malaparte écrit à Schifano. Que le temps explose et que les histories se télescopent. En réalité c’est bien Malaparte qui écrit, mais à Schifano le père. Une lettre perdue puis retrouvée. La réponse de Schifano du XXIe siècle à l’auteur de la lettre dans la première moitié du XXe, à « l’ami auteur de La Peau », sera le prétexte de ce livre : un point de vue sur l’Italie d’aujourd’hui, et sur ses fléaux.
Le premier fléau se nomme Lucky Luciano, « roi du débarquement américain », auquel on peut associer mafia et camorra, « les alliées les plus sûres de l’Amérique et de la République italienne qui va accoucher, quand enfin les sans tache et sans reproche Savoie s’exileront en Suisse après avoir razzié les trois quarts des richesses de Naples et du sud de l’Italie. » (p28) La « gigantesque contrebande » venue d’Amérique via l’armée américaine a laissé la place à « la contrebande chinoise avec ces bateaux containers remplis jusqu’au ciel. » (p43) La liberté économique du Nord n’est-elle pas due au Sud « martyrisé », gangstérisé ? (p48)
Le deuxième fléau est le « Rital fortuné » ou « l’Escort Cavalier tasteur de chair fraîche » (p49), auquel on peut rattacher le maire de Rome, qui pratique assidument le salut romain, et les Escort-Ministre court-vêtues qui peuplent les magazines et les plateaux de télévision à la propagande légèrement nauséabonde. Pensez qu’aujourd’hui vous risquez de participer à un délit d’immigration clandestine si vous secourez des nègres qui dérivent dans un bateau brûlé par le soleil. (p94)
« Dans les kiosques à journaux à l’ombre, sous l’aile du Vatican, on vend des posters de Mussolini. » (p61) Le troisième fléau est le Vatican, état sinistre. On apprendra si besoin que Naples était, à l’époque de Stendhal, « la plus grande ville d’Italie, l’une des trois capitales de l’Europe, avec Londres et Paris. » (p72) Dans la seconde moitié du XIXe siècle elle comptait six cent mille habitants, et Rome moins de cent mille. Schifano explique comment Naples fut spoliée de son rôle de capitale. Des vérités et contre-vérités historiques qu’il est bon de rappeler. Comme il est utile de rappeler le rôle et le pouvoir du Vatican. « Aujourd’hui l’Italie est vaticane, avec Rome comme capitale du Vatican. » (p85) Le Vatican « un pays, pour petit qu’il soit – et dont un des leurres est cette quasi-invisibilité –, (qui) joue en virtuose à la fois de l’hostie et de la merde (…) et pour qui la puissance de l’argent n’a pas d’odeur et le pouvoir divin pas de loi humaine. » (p90)
« Par les deux couilles du Pape », sont-ce vraiment « les hommes de Benoit » qui dirigent le pays ? Comment et pourquoi Mama Africa (Miriam Makeba) est-elle morte un soir de novembre 2008 alors qu’elle s’apprêtait à chanter au cœur de la Little Africa pour quelques noirs immigrés clandestins (encore vivants ou déjà morts) ? L’Etat italien est-il criminel, s’il « s’appuie, joue, s’engraisse aux crimes » de quatre organisations mafieuses ? (p114) Cette « unité italienne, qui exploite et exclut, de façon ouverte ou de façon masquée, depuis cent cinquante ans tout ce qui se trouve au sud de Rome » est-elle un leurre, une façade ? Ne faudrait-il pas se réveiller ? (p129)
Ce livre est un pamphlet. Une satire de l’Italie contemporaine ? Oui, écrit avec rage et avec rire, aussi. Le trait est souvent grossi, l’humour est ravageur, pour mieux faire passer la tragi-comédie, l’imposture, les délires du pouvoir, les simulacres, la propagande, la tragédie, l’horreur.
Schifano en profite pour émettre quelques avis sur l’édition contemporaine, « cette adoration sensuelle du livre qui s’avale et se chie aujourd’hui par six centaines tous les six mois comme plats aux recettes lyophilisées » (p20) ou pour fustiger « le commercial qui désormais juge, dans l’édition, en dernière instance, de la lecture passée auparavant à la moulinette juridique » (p22).
Regardez la couverture. Jusqu’au rabat… La tragédie et la beauté. Relisez la citation de Desproges. Oui, pour parler de tout ça l’écrivain doit être incorrect. Absolument incorrect.

Les premières lignes
: « Le vieux chalet - Les Plans Chamonix Mont Blanc ce 14 février 1948. Mon cher Schifano, j’espérais te rencontrer ; sur le glacier d’Argentières ou sur la piste de Brévent (sait-on jamais ?) je commence à croire que tu es trop paresseux pour quitter Paris, et ses loisirs. Je suis seul, et ta compagnie me ferait du bien. Je parle aux arbres : mais ce ne sont que des sapins, et ils me disent des choses tristes. On ne peut tout de même pas rester des mois sans parler à un être humain ! » Éditions Fayard 2010.

J'ai lu "Le train des jours" de Gilles Ortlieb

Dans Le Train des jours, journal intime d’une année, Gilles Ortlieb parle de ces petites choses que nous – hommes pressés, déshabitués à regarder – avons du mal à percevoir : gens, murs, anciens ou non, objets divers qui, si l’on y prête un peu attention, ont tellement de chose à dire. Et c’est d’ailleurs dans ces passages, courts, simples, que l’auteur est à mon avis le meilleur – par rapport à quelques autres pages de digressions diverses, plus longues.
Gilles Ortlieb évoque à plusieurs reprises un voyage en Grèce ; il nous promène également à Paris ou à Luxembourg. Mais c’est du côté de Thionville, Sarre Union ou Florange qu’il faut le suivre. « Début mars. Qui connaît Sarre Union ? Qui est jamais allé à Sarre Union ? Qui sait même où se trouve Sarre Union ? » Et Amnéville ? Hagondange ? Florange ? Il se trouve que j’ai un peu traîné mes rangers (bien obligé !) dans ces parages il y a longtemps, et que ces endroits me « parlent » comme l’on dit. Je ne sais plus comment j’y suis arrivé. Mais pour l’auteur « le voyage (compliqué, avec deux correspondances ferroviaires et un autocar pour la dernière partie du trajet, à qui il aura fallu plus d’une heure pour couvrir une trentaine de kilomètres) aura débuté dans le Métrolor Metz-Nancy, au milieu de divers accents lorrains. »
Ailleurs, dans un autre train s’ébroue « le peuple de l’action, avec tous ses accessoires : ordinateurs et téléphones portables, évidemment, écouteurs, assistants personnels, souris miniatures. »
Gilles Ortlieb sait voir les choses, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Il sait les écrire, ce qui est encore plus rare. Il sait raconter ce qu’il voit au travers de la vitre du TGV, ou cette femme qui lit, ou cette enfant « près du Monoprix de l’avenue Ledru-Rollin », ou les odeurs du métro du dimanche, différentes de celles des autres jours. Ici le ciel est « nettoyé, blanchi, récuré », là il est « bouché, encombré, mouvant », ce qui est bien plus joli que gris ou bleu, non ? Un journal sur la poésie des petits riens de tous les jours, à lire.

Les premières lignes :
« Place de Paris, à Luxembourg, le 24 décembre. On démonte ce matin les cabanes en bois qui auront abrité, une quinzaine de jours durant, rondelles d’oignons frits et chansonnettes, gaufres, soupes aux lentilles et musiquettes, sous les mouvements huilés et parfaitement silencieux de deux grues jumelles installées depuis peu à proximité, aiguilles de montre sur le cadran des matinées en marche. » Editions Finitude 2010.

Gilles Ortlieb est né en 1953 et vit au Luxembourg. Il est l’auteur de plusieurs livres et traductions.


Plus de 300 chroniques sur

http://www.ecrivains-voyageurs.net/lectures/lectures.htm
 

J'ai lu "D'ici là" de John Berger

Dès la page du sommaire de D’ici là nous comprenons que nous voyagerons. Lisboa, Genève, Kraków, Londres, le pont d’Arc, Madrid, la Chine.
Le premier texte de ce recueil de John Berger nos entraîne à Lisbonne. Il nous parle de la ville, et de sa mère qui, bien que morte depuis longtemps, « comme les autres piétons qui remontaient la ruelle étroite, s’aplatit contre une devanture pour laisser passer le tram, tandis que celui-ci faisait tinter sa clochette. » Autre rencontre, autres souvenirs : Borges à Genève, ville carrefour des voyageurs, la preuve en étant que la Poste « fut conçue pour en imposer autant que sa cathédrale » ; ville qui n’a guère inspiré les peintres, et que John Berger décrit comme de nationalité neutre, de sexe féminin, d’âge « plus jeune qu’elle ne l’est en vérité » et de signes particuliers « légèrement voûtée en raison de sa myopie. » Ces deux textes sont absolument magnifiques.
Le voyage dans le temps et dans l’espace se poursuit à Cracovie avec Kern, le passeur, « l’homme qui m’a transmis tout ce qu’il savait, celui avec qui j’ai appris à traverser les frontières » ; puis à Islington, un quartier de Londres ; puis en Ardèche, là où John Berger visite la grotte Chauvet et décrit cette visite comme un voyage à l’intérieur d’un corps : « la roche calcaire a une teinte d’os ou de tripes. » Les descriptions sont poétiques, imagées, mais précise. « Les murs sont d’un jaune blanchâtre : pas celui que les fabricants de peinture vendent sous l’appellation ivoire, mais véritablement celui des défenses d’éléphant – très proche de la teinte défraîchie des vieilles dents humaines. »
Dans ce livre – pas si loin que cela du récit de voyage – Berger parle de lieux et de personnes, de personnes importantes, de ces « vies qui pénètrent les nôtres. » Et si l’une des convictions de l’auteur est que l’ « on apprend à vivre – ou on essaie d’apprendre à vivre – en s’aidant des livres », des livres comme D’ici là se situent bien au-delà des modes, et sont justement de ceux qui peuvent participer à l’éducation de tout un chacun, pourvu qu’il soit amateur de littérature.

Les premières lignes :
« Au milieu d’une place de Lisboa, il y a un arbre qu’on appelle cyprès lusitanien. Ses branches, au lieu de pointer vers le ciel, partent vers l’extérieur, à l’horizontale, formant un parapluie géant, impénétrable, très bas, d’un diamètre de vingt mètres. Une bonne centaine de personnes pourraient s’y abriter. » Éditions de l’Olivier 2005.

Un portrait de l'auteur ici

http://livres.fluctuat.net/john-berger.html
ou ici en anglais
http://www.johnberger.org/home.htm
 

j'ai lu "Un Coin de Savoie" de Charles-Ferdinand Ramuz

Regroupés dans cette édition sous le titre Un Coin de Savoie, C.F. Ramuz a écrit ces cinq textes entre 1909 et 1942. Ils parlent d’un pays et d’une époque où tout n’est pas triste. Il y a des curés « qui ont mangé et bu comme des curés de Rabelais. Ils ne parlaient guère, ils n’avaient pas le temps. » Une époque où tout n’est pas gai non plus. Les jeunes pensent à partir. « Le pays est isolé, sans débouchés ; et on sent, tout autour, cette tentation comme visible, le soir, aux lumières qui parsèment la côte, de contrées plus actives (…) On devine là-bas une vie, non pas certes plus douce, mais plus diverse, avec toutes les chances que le mot comporte. » Les vieux rêvent de millions que d’autres ont gagné, par hasard, comme l’écrit le journal.

La Savoie c’est un pays où l’on dit septante et nonante, mais pas huitante comme chez l’auteur, le canton de Vaud, qui, un temps, fut un pays savoyard. « Parce que huitante c’est laid. » C’est un pays où les femmes vont encore à l’église. « Quand les femmes prient encore, rien n’est perdu. » Quant aux hommes… « Quand aux hommes, ils sont surtout prudents et on ne sait pas au fond ce qu’ils pensent. C’est la nature fermée du paysan qui se méfie et ne se livre guère, sinon entre amis, le vin aidant. Pour l’ordinaire ils se taisent, ou, s’ils parlent, c’est pour ne rien dire.»


Il y a aussi la « haine sourde » entre deux styles de montagnards. Gros sacs, cordes et semelles à clous, contre espadrilles, chemises blanches et serviette pour après le bain dans un lac. Il y a des chiens et de vieux cochers. Il y a les paysages de Savoie, uniques. Où il fait toujours beau. Enfin: « Les souvenirs trompent. Pourquoi est-ce qu’il fait toujours beau temps dans le passé où les choses et les gens se tiennent tout baignés d’un beau soleil qui semble n’avoir jamais pris fin ? Quelqu’un a déchiré les pages de l’album qui étaient de couleur sombre.»


Récits d’une terre dont l’écrivain est amoureux et qui s’y connaît en voyages – « à force de partir, je suis resté chez moi » - ce Coin de Savoie est à savourer lors d’une balade du coté de la dent d’Oche, par exemple.


Les premières lignes
. « Ce n'est pas tout à fait la vraie, c'est celle du bord du lac, et non du grand, mais du petit : de Nyon, on le traverse en un quart d'heure, vingt minutes; et c'est Nermier ou c'est Yvoire, et il faut s'enfoncer un peu dans le pays.» Éditions Séquences 1989.

Le site des Amis de Ramuz

http://lesamisderamuz.com/

dimanche 16 janvier 2011

J'ai lu "Les Chasseurs d'esclaves" de Joseph Kessel

« Puis descend la magnifique nuit avec son cortège d’étoiles. De temps à autre, arrive jusqu’à la maison le glapissement des hyènes. Monfreid joue sur un clavecin de vielles chansons de mer et, entre chacune, il raconte des histoires fantastiques qui sont pourtant des souvenirs vécus. »

Qui écrirait ainsi de nos jours ? Pour les personnes qui ont découvert la télé dans les années 60, un récit de ce genre évoquera sans doute les reportages en noir en blanc dans lesquels le texte appuyait encore l’image. De nos jours il ne reste souvent que les images. En 1930, à l’époque de ce reportage, il n’y avait que le journal. Des articles et reportages de Joseph Kessel sont repris dans cette édition titrée Les Jours de l’aventure. Reportages 1903-1936. Parmi ces repartages, une série de papiers écrits au bord de la mer Rouge. Le 1er janvier 1930 le paquebot André-Lebon appareille de Marseille. Parmi les passagers qui se rendent à Djibouti : Joseph Kessel et son équipe. Le but du voyage : un reportage sur le commerce de la chair humaine, noire, bien sûr, la traite, alors en principe proscrite. Mais du coté de la mer Rouge…

Harrar. Années 30.

Harrar. La ville qui a abrité « le génie errant de Rimbaud » est une colonie abyssine. Conquérants, soldats et fonctionnaires se mêlent aux citadins. « Puis venait le troupeau obscur des esclaves. » C’est ça que Kessel veut voir et savoir : y a-t-il encore des esclaves et où ? Comment ça se passe ? Il en avait sous les yeux qui accomplissaient les taches les plus ingrates. Reconnaissables au premier regard, même pour l’étranger, « ils ne vont qu’à pas craintifs, sournois. Ils cèdent toujours la place dans les rues, et leur regard épie en dessous le passant, et leurs bras, d’instinct, ébauchent une humble parade contre les coups qui peuvent les frapper. On sent qu’aucune loi ne les protège. Leur bouche entrouverte révèle une éternelle faim, leur regard une éternelle peur. Ils forment le peuple désespéré, résigné, de la servitude. » Après quelques jours dans la région Kessel conclut : « l’esclave existe en Abyssinie dans sa forme intégrale, absolue. Des être humains servaient à d’autre de bétail de somme et de plaisir. » Il ne restait plus qu’à trouver les bons contacts pour suivre les « chasseurs d’enfants », visiter les « entrepôts humains » dans lesquels les revendeurs parquent les femmes, les hommes et les enfants dans l’attente du voyage et de la traversée vers le lieu de la vente.

Le récit de Kessel nous vaut des pages absolument incroyables d’émotion, de puissance évocatrice, d’aventure. Aventure qui commence par cette traversée de la caravane d’hommes et de chameaux entre le plateau du Harrar et la région de l’Haoussa. « C’était une partie dangereuse à jouer dans un pays où toutes les cartes sont fausses, où l’eau est rare, où il n’y a pas d’herbe et où les hommes sont farouches. Mais nous voulions voir et, autant que possible, vivre le trafic des esclaves. » Kessel ne sera pas déçu. Il suivra une caravane. « Nés dans la brousse du Soudan et de l’Abyssinie, ravis par les chasseurs d’hommes, achetés par Saïd, les esclaves venaient de marcher des semaines et des semaines vers un nouveau destin. »

Il ne reste plus qu’à traverser la mer déchaînée, avec les esclaves dans la cale d’un navire, pour se rendre sur la rive asiatique, là où ils seront « dispersés à travers les marchés de chair humaine de l’Assir ou du Hedjaz. » Évidemment la tempête se lève. L’équipage « entonne une monotone et stridente chanson. Les voiles triangulaires s’affaissèrent et, à leur place, monta une toile en forme de rectangle. La fortune carrée. » Laissons le lecteur terminer la lecture de ce reportage plein de bruits, ce voyage, cette aventure. Comme l’écrivit Kessel : « Tous les romans d’aventure lus dans mon enfance, je les vivais en même temps. »

Monfreid

On ne peut s’empêcher de tirer de ce reportage quelques lignes du portrait que Kessel fait de son ami Monfreid. Monfreid, sacré personnage, même pour Kessel, pourtant pas né de la dernière pluie. Monfreid que Kessel avait déjà croisé ici à Djibouti en 1919 au retour d’un voyage à Vladivostok. Monfreid en 1930 : « Dès le lever du jour, Monfreid travaille à son jardin ou s’en va errer à travers la campagne splendide. Il a le torse nu, les pieds nus, la tête nue. Sa peau semble passée à l’ocre. Il ne redoute ni le soleil ni les épines, ni les pierres coupantes. Vêtu d’un pantalon bleu de mécano ou de la fouta indigène, morceau de toile coloriée, nouée autour de ses reins, il se mêle à cette nature qui est devenue la sienne ; il parle aux hommes noirs que, pour leur simplicité, leur beauté, leur sauvagerie, il préfère aux hommes blancs. »

« A cinquante ans, Monfreid a la mobilité, la souplesse d’un jeune homme. Sa démarche prompte et silencieuse, ses yeux d’un bleu intense sous les sourcils noirs font songer à la fois à la brousse et à la mer. La race catalane se voit dans l’ovale long, osseux, dans le nez aquilin. Mais le hâle indélébile qui, dirait-on, a touché jusque sous la peau, l’apparente aux Arabes. Et puis, et surtout, il est d’ailleurs que les autres hommes. Son costume ne l’habille pas, il le couvre. Son vrai vêtement, c’est le feu du soleil, le vent du large. Sa voix précise, voilée, est faite pour raconter les combats contre les requins, la plongée aux perles, les poissons-fleurs, les mutilations des vaincus. » Magnifique portrait, non ?

Paysages

A défaut de caméra, il faut raconter au lecteur. Il en va de même pour les paysages. Kessel s’y colle, et réussit parfaitement. « Et brusquement apparu le sublime paysage du lac Assal, du lac où, depuis des siècles, les caravanes Éthiopie viennent chercher le sel. C’était un cirque immense bordé par les montagnes à la courbe furieuse de vagues soulevées par la tempête, et, dans ce cirque, se trouvaient trois cercles, l’un dans l’autre enfermés : le cercle noir des pierres volcaniques, le cercle d’argent étincelant que formait le sel, enfin le cercle d’un bleu profond, miraculeux, qui était l’eau morte du lac Assal. » Très bien, Monsieur Kessel, on voit très bien.

Les premières lignes : « Que ce soit à Djibouti, molle et visqueuse, que ce soit dans la brousse éthiopienne, ou parmi les pierres noires hantées des sauvages Danakil, ou en Érythrée, ou dans les sables du Hedjaz, ou encore chez les plongeurs de perles au creux de îles vierges, bref, depuis Égypte jusqu’aux Séchelles, il suffit de prononcer son nom pour que le Français, l’Anglais, l’Italien, pour que le Somali, l’Abyssin, le Galla, l’Arabe et le Dankali le reconnaissent et que chacun le même à quelque récit violent et fantastique. Monfreid, sans le chercher, a inspiré une légende sur les côtes tragiques de la mer Rouge. »

Joseph KESSEL - Les Jours de l’aventure. Reportages 1903-1936. Tallandier collection Texto.
L'un des six volumes de reportages de Kessel réédités par cet éditeur.
On trouvera une grosse anthologie "Reportages et romans" chez Gallimard collection Quarto.
Cette chronique est extraite de "Mer Rouge - le passage des larmes" publiée sur le site Ecrivains-Voyageurs.Net début mai.
http://www.ecrivains-voyageurs.net/pages/actual1.htm

J'ai lu "Les Vents de Vancouver" de Kenneth White

Kenneth White Les vents de Vancouver, escales dans l’espace-temps du Pacifique Nord Kenneth White nous a déjà emmené dans des contrées ...