lundi 13 janvier 2020

J'ai lu "Les Vents de Vancouver" de Kenneth White

Kenneth White
Les vents de Vancouver, escales dans l’espace-temps du Pacifique Nord

Kenneth White nous a déjà emmené dans des contrées blanches et bleues, au Labrador, dans La route bleue (1983, prix Médicis). Il fait d’ailleurs un petit clin d’œil à cette route à la fin de son périple : « Mais, bon, il est temps de reprendre la route, la route sceptique, la route surnihiliste, la route bleue avec ses moments bleus, ses lumières blanches et ses lignes noires et fermes ». Cette fois c’est à l’opposé, à l’ouest du continent américain, que le voyageur et écrivain nous transporte, du côté de Vancouver, le long du Pacifique Nord et des côtes ouest du Canada et de l’Alaska.
D’abord, les lieux. White sait décrire les lieux. Ici Vancouver, avec sa litanie poétique de noms de quartiers, avec une description de la ville bruyante, en effervescence. La ville, le musée, le port et sa faune hétéroclite, le cimetière. Pour White, musarder dans un musée c’est la possibilité de « trouver une image cohérente du monde » et la lecture des inscriptions des pierres tombales lui permet de « pénétrer dans le théâtre du monde ».
Ensuite, les grands espaces. Ce « grand dehors » cher à l’auteur, comme la piste du White Pass, le Klondike Highway, le pays des Indiens tagish. Les rencontres sont nombreuses avec les habitants, ou des hommes et des femmes de passage. Les dialogues, derrière les anecdotes, sont pleins d’enseignements sur la société et la vie de tous les jours.
Enfin, White rencontre, comme toujours dans ses récits de voyages ancrés dans la réalité, des « figures du dehors » qu’il fréquente déjà ou qu’il découvre. Il est ici question de John Muir, dont White a déjà parlé (et dont il a préfacé les œuvres), d’anonymes chasseurs de phoques, d’Indiens, de Béring, de Soapy Smith, un aventurier. Ou de ce MacKenzie, voyageur, commerçant, qui parcourut ces régions, et dont le récit, loin des « aventures romantiques », écrit avec « des mots d’une extrême simplicité qui, mieux que tant de formules élaborées, sont plus proches, à mon sens, de la substance de la vraie poésie », enchante Kenneth White –  à qui cette formule s’applique très bien.
Finalement, ce récit sur la route bleue de Vancouver se rapproche aussi des Cygnes sauvages, autre récit de voyage, au Japon, à la recherche et dans l’attente de l’envol des majestueux oiseaux. Car ici aussi il y a l’attente d’une rencontre, qui sera tout aussi merveilleuse…
Un peu comme le Voyage de Vancouver, qui date de 1791, une « histoire écrite sur les vents », White raconte donc ici sa « vadrouille » et ses « escales » dans ces régions, sait nous intéresser, nous faire découvrir ce monde, les lieux, les idées, les pensées, les acteurs, sait nous apprendre, nous donner à comprendre le présent en partant de faits et d’un monde bien réels, mais aussi les cultures du passé, perdues, détruites. Pour garder « tous ses sens ouverts, ainsi que son esprit », rien de mieux que la lecture d’un récit de Kenneth White, à lire si possible au grand air.
Saluons au passage le travail des éditions Le Mot et le Reste, qui publient ce récit inédit de Kenneth White, mais aussi qui rééditent les œuvres de cet écrivain majeur, comme La route bleue ou Les cygnes sauvages ou encore La figure du dehors (2014), un « classique » qui a ouvert les yeux et les esprits de bon nombre de lecteurs.

Kenneth White. Les vents de Vancouver, escales dans l’espace-temps du Pacifique Nord
Traduction de Marie-Claude White, 176 pages, 17 €, Edition: Le Mot et le Reste, 2014.

J'ai lu "Paradis éphémères" de Donald Richie

Donald Riche. Paradis éphémères. À travers l’Orient.
Traduit de l’anglais (USA) par Anne-Sylvie Homassel, Flammarion, 2015, 195 pages, 21 €

Donald Richie nous avait déjà bien intéressé, il y a quelques années, dans Les honorables visiteurs (Éd. du Rocher, 2001), récit dans lequel il évoquait les relations entre Japon et Occident à travers les portraits de ses honorables visiteurs comme Pierre Loti, Charlie Chaplin, Jean Cocteau ou William Faulkner. Cette fois c’est lui-même qu’il met en scène et à lui-même qu’il se confronte à l’occasion de quelques pérégrinations au cours des années 2000 dans un Orient que le voyageur d’aujourd’hui et de demain pourrait bien ne plus rencontrer.

Les paradis fragiles ou éphémères que décrit Donal Richie sont peut-être en voie de disparition. Si Donald Richie aime voyager c’est parce qu’il préfère la différence. C’est aussi parce qu’en voyage nous abandonnons une personnalité que la familiarité nous rendait rance – nous-même. Et parce que le voyage est une incessante surprise et qu’il procure une excitation qui vous met dans l’état de comprendre à tout moment quelque chose dont nous ne sommes, chez nous, capables de faire l’expérience qu’une fois par mois. Mais ça n’est pas gagné pour autant, souvent le visiteur voit ce qu’il s’attend à voir. Donald Richie, en voyageur averti, est parti voir, écouter, sentir, ressentir.

Le recueil d’une quinzaine de textes, autant d’étapes, est consacré à l’Orient. Le voyage commence sur le Nil, avec cette impression que c’est l’histoire qui se déroule sous mes yeux, ce que je vois a toujours été. Au fil de la croisière, Donald Richie éprouve un autre sentiment bien connu des voyageurs, tel Flaubert lui aussi vers Louxor, une sorte de bonheur solennel et écrit : je suis joyeux sans raison. En parcourant les grandes villes de l’Inde, il imagine ce que seront Paris ou Londres lorsque naîtront des milliards d’autres hommes qui ne sauront où aller. L’Inde n’est pas seulement le passé. Elle est aussi le futur. Au Bhoutan le voyageur quitte le monde moderne pour entrer dans un XVIIIe siècle pourvu d’aéroplanes. Près d’Oulan-Bator, des Mongol-land proposent des attractions pour touristes, mais si le voyageur s’éloigne il trouvera la steppe, la beauté intrinsèque du pays. En Chine, Donald Richie esthanté par la Cité interdite, comme le fut Victor Segalen. A Luang Prabang, si les moines disposent de tous les outils modernes de communication, il peut encore voir des jeunes gens exécuter sans ostentation, des danses de séductions médiévales. Au Laos, au Vietnam, en Thaïlande, en Birmanie, à Bornéo, en Corée, au Japon, Donald Richie parcourt et décrit des lieux encore préservés, sans trop dedistractions, des fêtes encore traditionnelles, des paradis éphémères, avec toujours cette question :jusqu’à quand, ce paradis ?

Car on le sait, d’autres voyageurs (l’anthropologue Franck Michel, par exemple) l’on démontré : le tourisme transforme les choses, souvent pour le pire. Les petits paradis d’un jour ne le restent jamais bien longtemps. Surtout de nos jours, avec l’instantanéité de l’information et des vols vers toutes destinations et à la portée de tout le monde. Et avec la manne financière que le tourisme peut rapporter. D’un autre côté, pourquoi tout le monde ne pourrait pas bénéficier de ces instants de bonheur sur une plage isolée et paradisiaque, devant un extraordinaire panorama ou sur un sentier à la trace si ténue qu’il semble oublié depuis des siècles ?

Ces chroniques de voyages, sorte de guide poétique et très incomplet de l’Orient, parlent d’un monde en perpétuelle mutation et nous font réfléchir : Les paradis sont bâtis sur le passé ; ils durent aussi longtemps que le progrès ne les atteint pas. Par ailleurs Donald Richie n’est pas dupe et s’interroge avec raison (lors d’une escale sur l’île de Yap) : la question de savoir si ces gens trouvent eux aussi leur situation paradisiaque est éminemment discutable. Dans les domaines du voyage et du tourisme, les mutations sont en cours, et à venir. On ne sait pas encore quelle place chacun y trouvera. L’attrait de l’exotique est l’une des conditions de notre existence. Encore faudrait-il qu’il reste quelques ailleurs, quelques différences, et que demeure le goût sincère pour ce que l’étranger, l’autre ont de plus profond.

mardi 24 juin 2014

J'ai lu "Chemin d’Assise. L’aventure intérieure" d'Olivier Lemire



Olivier Lemire
Chemin d’Assise. L’aventure intérieure
Éditions Bayard / éditions Franciscaines 2014
168p, 19€

Pourquoi marcher vers Assise, alors qu’il existe tant d’autres chemins célèbres et fréquentés (le GR5, Compostelle…) ? Et d’ailleurs, pourquoi partir, pourquoi marcher ? Pourquoi se coltiner avec « des soirées solitaires et des lits de fortune ; l’odeur aigre des aisselles en fin de journée et le bruit des alaises en plastique dans les chambres d’hôtel ; le crépitement de la pluie sur le coupe-vent et les crocs des chiens évités de justesse au sortir des hameaux » ? Mais pour les vrais marcheurs, les voyageurs, il est sans doute impossible de rester en place, sur place. Peut-être que le quotidien offre trop de routine, pas assez de piment. Il y a mille raisons de voyager, comme l’écrit par exemple Sylvain Tesson dans Géographie de l’instant : « pour dissoudre sa mélancolie dans le bain du monde » ou tout simplement « pour saluer la beauté du monde. » Olivier Lemire, comme un mécréant, se met en marche vers un lieu saint. « J’ai devant moi l’étendue de mon avenir. »

Si au départ de Vézelay « les jambes sont un peu frêles » et que « le corps supplie qu’on lui évite les vertus supposées des pas mis les uns en avant des autres », Olivier Lemire a « l’optimisme indispensable au cheminement pédestre » ; il l’a déjà montré dans ces récits précédents L’esprit du chemin, et L’homme qui marche. Il sait que « pour trouver la force on ne peut compter que sur soi. » Alors il se met en chemin « avec comme mot d’ordre des mots à la fois démodés et infiniment modernes : pauvreté, obéissance, chasteté. » Comme ce François, cet homme qui faisait sensation « avec sa bure grossière. »

Olivier Lemire fait bien sûr l’éloge du chemin, des sons et des odeurs, et de la pluie. Il pleut beaucoup lorsqu’on chemine. Dans le Morvan ou ailleurs. Pourtant, la nature « n’est jamais triste, c’est nous qui le sommes à sa place. » Il se baigne nu, comme « le fou d’Assise », à une époque où être nu était le signe du condamné, le chemin vers la mort. Mais le chemin d’Assise est un chemin de vie. C’est quand on a bien les pieds sur terre que l’on a l’esprit le plus ouvert. Et le plus important quand on est en chemin ce sont bien les rencontres. Des rencontres qu’il ne ferait probablement pas si la route ne l’avait pas dépouillé du poids superflu des certitudes et de préjugés. Ainsi, Ardi, la « femme pauvre » aurait peut-être été vue comme une « pauvre femme » Avec Roland, un « échange inégal » mais « intime » aurait pu n’être qu’un « dialogue de sourd ». Le chemin, la vision du chemineau changent tout : « pour aimer ce qui est autre, il faut s’arrêter en chemin, et observer l’étrangeté de ce qui n’est pas soi. A force d’être vue, la différence devient familière. »

Olivier Lemire est parti de Vézelay, a traversé la Bourgogne, le Beaujolais, le Bugey, les Alpes, ces « monts affreux » qui ont tant effrayé les voyageurs avant de devenir un terrain de loisir. Laissons ici Olivier et ses lecteurs, dans cette descente vers Turin, puis vers Florence et Assise, sous le ciel de l’Ombrie. A chacun de continuer ce chemin, le chemin du marcheur, le chemin de l’écrivain voyageur, et celui du lecteur. Il était une fois… Ou plutôt : Alors, Olivier Lemire, comme un mécréant, se mit en marche vers un lieu saint…

Depuis plusieurs années, Olivier Lemire, né en 1959, arpente la France à pied. Écrivain voyageur, photographe, il a publié Celui qui marche (Cherche midi, 2009), L'esprit du chemin (Transboréal, 2011), Mercantour, l’esprit des lieux (Gilletta éditions, 2011).

dimanche 11 mai 2014

J'ai relu Les autonautes de la cosmoroute, de Carol Dunlop et Julio Cortazar



Carol Dunlop et Julio Cortazar
Les autonautes de la cosmoroute
Gallimard, 1983. 
Traductions de l’espagnol par Laure Guille-Bataillon et Françoise Campo

La célébration d’écrivains argentins au salon du livre de Paris en 2014 nous donne l’occasion de nous replonger dans la littérature de ce pays. Et par exemple dans ce récit, pas du tout argentin. Mais au départ un projet original : faire le voyage de Paris à Marseille en camping-car sans quitter l’autoroute une seule fois ; visiter deux parkings par jour en passant toujours la nuit dans le deuxième ; prendre note de toute observation pertinente ; écrire le livre de l’expédition en « s’inspirant peut-être des récits de voyages des grands explorateurs du passé. » Le projet littéraire : « raconter d’une façon tout à fait littéraire, poétique et humoristique, les étapes, événements et expériences divers que va nous offrir sans doute un voyage aussi étrange. » Résultat : Les autonautes de la cosmoroute, Un voyage intemporel Paris - Marseille par Carol Dunlop et Julio Cortazar.

L’autoroute n’est peut-être pas seulement « un ouvrage moderne minutieusement étudié pour permettre à des voyageurs, enfermées dans des capsules à quatre roues, de parcourir (rapidement) un trajet. » Mais qu’allait-il se passer avec une progression au ralenti alors que tout le monde fonce à toute allure ?

Départ: le dimanche 23 mai 1982, quelque part dans le Xe arrondissement. Arrivée mercredi 23 juin 1982. Résultat : les voyageurs n’ont rien vu de l’autoroute, ou presque rien. Tout s’est passé sur les parkings. Là, sur ces grandes aires qui voient « naître chaque soir une petite ville éphémère la plus internationale du monde » il y a eu matière à notes, articles, photos. Les voitures, les camions aux bâches sans raison sociale, leurs occupants adultes, enfants, animaux, les jardiniers des aires, les poubelles, les arbres… composent toute une poésie souvent ignorée. Dans une prose mêlant humour (beaucoup), détachement, mélancolie (parfois, à cause du sujet sans doute, mais aussi de la maladie et du répit qu’elle laisse momentanément à Carol), les deux auteurs se relaient pour proposer un mélange de livre de bord, récit de voyage, enquête ethnographique et reportage photos.

Étrange bouquin quand même. Non pas tant à cause du point de départ, qui est une idée saugrenue mais pourquoi pas, que pour le résultat : est-ce la métaphore d’une rencontre amoureuse : le livre commence par des « préliminaires »; et il est parsemé de passages érotiques. Est-ce un récit de voyage ? Il ne figure pas dans les anthologies de ce genre. Un album photos des années 80 ? Un dialogue littéraire entre deux être que la mort va bientôt séparer ? Le récit est parfois très « détaché », très décalé, mais il faut reconnaître qu’il y a une certaine musicalité et que tout ça a une certaine allure. A propos de musicalité : à lire en écoutant une musique qui fait penser au voyage, à la route, quelque chose de tendre et violent à la fois, d’un peu électrique. A mon avis, une compilation de Neil Young ferait parfaitement l’affaire.

Julio Cortazar est né à Bruxelles de parents argentins en 1914. Il a longtemps vécu en France et il a notamment obtenu le prix Médicis étranger en 1974. Il est décédé en 1984. Carol Dunlop, sa compagne de la fin de sa vie était elle aussi écrivain. Elle est morte deux ans avant Cortazar, le 2 novembre 1982, à l'âge de 35 ans.

jeudi 24 avril 2014

J'ai lu "Ienisseï" suivi de "Russie blanche" de Christian Garcin



Christian Garcin
Ienisseï suivi de Russie blanche
Récit
Éditions Verdier 2014
96p, 11.80€


Ça n’est pas la première fois que Christian Garcin voyage en Sibérie, ni la première fois qu’il propose des récits de ces voyages et de ses « croisière » sur un fleuve : voir par exemple le récit sur la Lena dans En descendant les fleuves – Carnets de l’Extrême-Orient russe, avec Éric Faye, (Stock 2011). Il nous propose ici deux courts textes, dont le premier, Ienisseï, est un récit qui raconte ce qu’il voit, ce qu’il entend durant la descente du fleuve Ienisseï, de Krasnoïarsk à son embouchure dans l’Arctique. Et ça commence mal : pas assez d’eau pour que le bateau, l’Alexandre Matrosov, puisse naviguer… Un moment il est même envisagé d’ouvrir les vannes d’un barrage. Il y a toujours des problèmes, en Sibérie, et il y a toujours des solutions…  Plus ou moins démesurées. La solution sera plus naturelle. Et l’on pourra partir.

Partir, longer des côtes. Accoster. Visiter les lieux, chargés d’histoires, rencontrer les habitants, plus ou moins résignés. Ici l’un de ces « villages des babouchkas », là où les hommes ont déserté, « vaincus par l’abus d’alcool ». Là, une « chanteuse dogane dans la lumière ocre du tchoum, entre odeur de chèvres et brouet de poissons de rivière. » Ailleurs, « des théories de conteneurs reconvertis en baraques de pécheurs, posées là comme des dominos de sucre roux sur une nappe claire. » Le bateau transporte des troupes d’artistes et de chanteurs qui se produisent depuis le pont lors des escales. Et quand il n’y a pas assez de fond pour s’approcher des côtes, ce sont les villageois qui viennent autour du navire sur leurs barques, pour écouter, et qui, enchantés, font demi-tour et retournent au village. Des instants probablement magiques pour tout voyageur. Magique aussi, mais pour d’autres raisons : l’arrivée à Doudinka, là où ont débarqués des milliers de prisonniers du Goulag que l’on dirigeait ensuite vers les mines de Norilsk, ville qui apparaît aujourd’hui à l’auteur « violemment jaune et tragiquement schizophrène. »

La lenteur de la navigation redonne à l’auteur le « sentiment géographie » que nous avons tous un peu perdu, et ces moments sont ressentis comme « des tentatives de restitutions de l’espace, voire de sensations (même illusoires) d’appropriation de ces mêmes espaces. » Aller doucement, prendre le temps d’écouter, de voir, de comprendre. Comme le fait Christian Garcin, qui écrit ce voyage au-delà du cercle polaire comme s’il nous parlait, là, comme ça, assis à la terrasse d’un café. Tranquillement. Comme un long voyage qui se déroule. Et le récit du voyage – la causerie à la terrasse – est agrémenté d’informations diverses, actuelles ou historiques, sur les camps, les anciennes usines, le délabrement, les risques écologiques, les coups d’éclats des Pussy Riots. D’anecdotes, de rencontres, de brefs dialogues parfois un peu surréalistes. Russie blanche est une brève évocation de la Biélorussie – qui n’est pas la Russie. Deux promenades, un peu courtes, peut-être. Il y aura sans doute d’autres livres pour approfondir. Mais ces deux récits sont déjà des invitations au voyage, à l’écoute des autres.

Né en 1959 à Marseille, Christian Garcin est l'auteur de nombreux ouvrages (romans, nouvelles, essais, carnets de voyage.), parmi lesquels Le Vol du pigeon voyageur (Gallimard, 2000), La Piste mongole (Verdier, 2009). Il. a reçu le prix Roger-Caillois en 2012 pour l'ensemble de son œuvre.
 

lundi 7 avril 2014

J'ai lu "L'égaré de Lisbonne" de Bruno d'Halluin



Bruno d’Halluin
L’égaré de Lisbonne
Éditions Gaïa, 2014
246p, 18€ 

Après la relation d’un récit de voyage sur les mers – La Volta - Au cap Horn dans le sillage des grands découvreurs, éditions Transboréal, 2004 – Bruno d’Halluin s’était déjà frotté au roman historique, avec Jon l'Islandais (Gaïa 2010). Et déjà avec la même époque en arrière-plan, le XVe siècle. Et déjà avec un sujet identique : des explorateurs qui, à bord de voiliers de plus en plus performants, repoussent les limites du monde connu. C’est dire si la période et l’exploration maritime sont les thèmes chers à l’auteur, qui récidive avec ce roman, particulièrement réussi : L’égaré de Lisbonne.

Le roman débute en 1500. L’histoire est racontée par Joao Faras, médecin et cosmographe. La première partie se déroule en mer et est très agitée, effroyable. Ça tangue, ça roule, ca tempête, ça vomit, ça gueule, ça prie, ça chavire, ça naufrage, beaucoup meurent, et quelques uns survivent.
L’expédition de treize nefs et caravelles commandée par Pedro Alvares Cabral est entraînée jusqu’à la terre de Vera Cruz (le Brésil), contourne le cap de Bonne-Espérance, navigue le long de la côte orientale de l’Afrique, et subit tant de déboires et de pertes qu’on ne sait plus si l’on est encore humain. « Dans ma tête, je passais en revue les hommes que je ne reverrais jamais. A vrai dire, je ne regrettais ni la perte du pilote, ni celle du proscrit. Je me sentais même soulagé par leur disparition. La mer m’aurait-elle rendu si mauvais, jusqu’à me réjouir de la mort de ceux qui me perturbaient ? Heureusement, je ressentais aussi quelque pitié pour eux, ce qui me rassurait sur mon degré d’humanité. »

Au retour – deuxième partie du roman – ça n’est pas gai pour tout le monde, surtout après un échec comme celui de cette armada. « On représente la face sombre de l’Histoire : l’échec, la mort. On gêne les projets du roi. Alors on nous met de côté et on nous demande de nous taire. » Oui les vicissitudes de la géopolitiques existent déjà, ainsi que les rivalités entre peuples et surtout entre souverains. A cette époque ça ne rigolait pas : il s’agissait rien moins que de se partager le monde… Et il fallait protéger les cartes, plus ou moins fiables, mais régulièrement mises à jour en tenant compte des nouvelles découvertes.

En 1502 l’aventure continue, des marins remontent le Tage et rentrent au port (Vespucci…), d’autres en partent. L’imprimerie bouleverse la tenue des cartes ; de Florence arrive un art à la belle réputation. Lisbonne aussi change. La ville est très bien rendue, avec beaucoup de descriptions (le port, les collines) mais également son ambiance, ses bruits, ses métiers, et aussi les problèmes liés à la « conversion forcée » des juifs en 1497. « Un léger vent d’ouest tempérait les premières chaleurs. La marée commençait à monter, inversant peu à peu le cours du Tage. Le soleil déclinant faisait scintiller de jaune les rides du fleuve. A cette heure, l’estuaire méritait bien son nom de mer de paille ». 

L’égaré de Lisbonne est un roman sur l’Histoire, sur la navigation, sur la découverte des autres, du monde, de soi, un roman sur la vie, sur l’amour, sur l’espionnage, sur les espoirs, sur les choix : entre les périls de la terre (la peste, les tremblements de terre, les lynchages) ou ceux de la mer (les tempêtes, les risques du voyage et des terres inconnues), entre le judaïsme ou le christianisme. Roman à cheval sur deux périodes, le Moyen Age et la Renaissance. Roman vivant, documenté, riche, agréable à lire, qui transportera le lecteur dans un autre monde. Ou plus exactement, de l’Ancien vers le Nouveau Monde…

Né en 1963, Bruno d'Halluin s'est familiarisé avec la navigation sur le lac d'Annecy, d'où il est originaire. Informaticien, moniteur de voile, il a bourlingué le long des côtes bretonnes, vers l'Irlande, dans les Caraïbes et autour du cap Horn. Il a publié deux romans.

dimanche 16 mars 2014

J'ai lu "Théorie de la carte postale" de Sébastien Lapaque



Sébastien LAPAQUE
Théorie de la carte postale
Actes Sud, 2014
112p, 10€

On le sait : les idées et les questions viennent en marchant… Au début du récit, un homme flâne dans les rues du Quartier Latin et se demande comment, parmi ses projets d’écriture – « des projets, il n’avait que cela, des livres qu’il voulait écrire et des livres qu’il n’écrirait jamais » – il pourrait avancer dans sa Théorie de la carte postale, un livre à « l’image encore un peu floue. Il en possédait la mélodie, mais en cherchait l’harmonie. » 

Tout au long de ce petit livre amusant, qui part dans plusieurs directions – exemples de cartes postales retrouvées, textes réels et textes à inventer, histoire de l’aéropostale… – il s’agit d’une réflexion en cours, dans le but d’écrire un livre sur la carte postale… – nous suivrons le marcheur-auteur dans ses recherches et réflexions. Qu’est-ce qu’une carte postale ? Qu’est-ce qu’elle n’est pas ? Quelle est son utilité, ou sa finalité ? Quelle est la poésie qui sourd d’une carte postale ? Écrire une carte postale est-il un « acte de résistance » ? Est-ce qu’on écrit une carte postale avec des idées ou avec « des mots, des jolis mots de tous les jours » ? Écrire une carte postale, est-ce un devoir ou un jeu ? Un emploi ou un passe-temps ? Quand l’écrire, où, à qui, comment, pourquoi ? « Au verso, Chambord, la chapelle Sixtine, le Corcovado, Guernica, la Joconde (…) ; au recto : pain, carottes, huiles d’olive, lait, câpres, moutarde, citrons, tomates, côtes d’agneau. »

A la fin du récit, l’auteur disposera de tous les éléments pour commencer la rédaction de sa Théorie… y compris, peut-être, une conclusion : « La carte postale, c’était donc les mots alliés avec la vie. Dans l’empire de la marchandise, c’étaient l’amour et l’amitié tracés en belles lettres avec la main, le bonheur et la beauté racontés avec de l’encre et du papier. » L’auteur cite je journal Ouest France, qui écrit : « La correspondance par mail n’aura pas raison de la carte postale. »  Souhaitons-le. Et pour maintenir tout ce qu’une carte postale véhicule (dans la relation, dans le contenu, dans le geste, dans le choix des mots et des illustrations), continuons de remplir ces petits cartons, n’importe où, n’importe quand. Et faisons nôtre cette apostrophe extraite du Roman inachevé d’Aragon : « Garçon, de quoi écrire. »

Né à Tübingen le 2 février 1971, Sébastien Lapaque est romancier, essayiste et critique au Figaro littéraire.

J'ai lu "Mustang" de Frédéric Doré



Frédéric Doré
Mustang
Éditions de La Table ronde, 2014
160p, 16€

L’histoire racontée dans ce roman est finalement très simple et banale. A New York, Manhattan, dans une petite entreprise, un « bureau d’études », une start-up à l’américaine, s’agitent, ici comme ailleurs, quelques hommes, informaticiens et chercheurs, qui préparent les futurs voyages pour tous dans l’espace La recherche de financements et la communication sur des projets un peu aléatoires sont les principales occupations. Mais les dizaines d’heures passées devant les écrans des ordinateurs ne peuvent pleinement remplir une journée, ni une vie. Alors bien sûr il y a les à-côtés, les rencontres, les amitiés, les liaisons, l’amour, qui vont faire ou défaire le quotidien, l’avenir.

Dans ce roman on croise un petit nombre de personnages. Le narrateur, qui, après une thèse à Paris, est embauché par la start-up, qui va décrire ce petit monde et l’ambiance dans laquelle elle évolue. Sterling, le patron angoissé, qui tente de protéger sa petite troupe des turbulences de la crise, qui a besoin d’un panneau de basket dans son bureau pour calmer ses nerfs. Balandier, l’autre boss, plus taciturne, celui qui donne les orientations, qui valide les projets, qui a la confiance de l’équipe. Emily, la petite amie du narrateur, qui travaille dans une agence de voyage, qui essaie de garder tout son monde en équilibre, notamment Barry, son père, et Lucinda, l’excentrique, la sœur de sa mère. Eunice, l’infirmière qui survit comme elle peut et qui va s’occuper de Laura. Laura, fragile, un peu perdue, et qui va déclencher la tempête sans le vouloir.

Ça n’est donc pas le milieu dans lequel se déroule cette histoire qui va captiver le lecteur. C’est l’histoire en elle-même, simple, romanesque, une histoire ordinaire mais qui broie les cœurs des protagonistes, et des lecteurs. C’est aussi et surtout le style de l’auteur. Finalement lui aussi assez simple, d’une grande sobriété, qui raconte sans trop en dire, sans esbroufe, sans musique de fond trop bruyante. On ne voit pas le temps passer ni les pages défiler. On se laisse facilement emmener vers la fin. L’histoire se termine dans le désert du Nevada. La crise est passée, les investisseurs sont revenus. Mais l’équipe s’est éparpillée. Les masques sont tombés. Chacun a trouvé une autre place. Définitive ou non, personne ne le sait vraiment.

« Vous voyez le nuage de poussière derrière ces barrières qu’on aperçoit là-bas ? C’est un troupeau de mustangs. (…) Impossible de les approcher, ils sont complètement sauvages. Peut-être auront-ils disparu demain. Ils ne restent pas au même endroit. Ils trouvent un autre lieu désertique et on ne les revoit jamais. »

dimanche 22 septembre 2013

J'ai lu "En mer" de Toine Heijmans



Toine Heijmans
En mer
Traduit du néerlandais par Danielle Losman
Christian Bourgois éditeur, 2013
Prix : 15€

Donald est un homme ordinaire, qui mène une existence (trop) ordinaire, et qui a déjà subi pas mal de défaites et d’humiliations. Il a passé une partie de sa vie à « faire des choses dont je sais qu’il vaudrait mieux ne pas les faire. Mais je les fais quand même » entouré de personnes – les collègues et d’autres – pour qui « l’intrépidité ne leur est plus indispensable. Ils se passent aisément d’aventure. » Un jour il se dit que « le moment d’être ambitieux m’a semblé révolu » et se demande par quoi remplacer « le bureau, les deals, les entretiens d’évaluation, ces inutiles ingrédients de la vie ». Hagar, sa femme, lui susurre que « c’est agréablement calme, tu sais, quand tu n’es pas là » ou « je voudrais tellement que tu sois un adulte. Un homme qui prend des décisions. » Alors un congé sabbatique, un voilier et quelques mois de navigation en solitaire s’imposent. Suivis de quelques jours en mer avec Maria, sa fille. Histoire de lui proposer une belle aventure, de « faire en sorte que ça veille la peine » et de montrer à Hagar « qu’elle s’est inquiétée pour rien. »

En mer est un roman qui raconte comment un homme se mesure aux éléments pour se confronter avec lui-même. Donald est-il capable de traverser la mer du Nord, du Danemark jusqu’en Hollande sur son voilier « vieux mais robuste » ? Est-il capable d’emmener sans risque Maria, sa fille de sept ans, dans cette aventure ? Rien de mieux que cette courte traversée pour le démontrer. Et rien de mieux qu’une bonne tempête pour savoir jusqu’où l’on peut aller. « J’allais montrer à Maria ce que savais faire, la rendre fière de moi. » Pourtant, dès le début du roman, en pleine mer, sur le petit voilier rouge, c’est le drame : « Maria a disparu, et son ours polaire aussi. » Faut-il appeler les secours ? Subir une nouvelle humiliation ? Comment Donald va-t-il se sortir de cette situation ? Qu’est-il arrivé à Maria ? Comment une enfant peut-elle disparaître d’un voilier sans que l’on pense au pire ? Est-ce qu’on peut être plus fort que la mer ?

« Les gens normaux évitent l’aventure – ils ont raison. Quand tu escalades une montagne, ton sort est entre les mains de la montagne. Qu’est-ce que ça peut lui faire, à la montagne, si tu tombes ? Mon sort est entre les mains de la mer. Qu’est-ce que ça peut lui faire, à la mer, si j’échoue ? Jusqu’à présent, je voyais dans la mer une compagne, une amie pour faire route ensemble. (…) Mais la mer ne peut pas être une amie. L’eau n’a ni sentiment ni histoire. Elle ne fait rien, elle est, c’est tout. Si elle t’assassine, si elle te noie, il n’y a là rien à chercher que ta propre stupidité. La mer n’est ni une amie ni une ennemie. »

Évidemment on ne dira pas ici ce qui va se passer ni comment tout cela va se terminer. Quelques phrases peuvent mettent le lecteur sur des pistes, vraies ou fausses. « Les enfants ne distinguent pas le rêve de la réalité. » Les adultes, si. Mais « parfois ce serait bien que les adultes en fassent autant. » Ou bien cette-ci, dès le début du livre : « Alors tout se sera passé comme j’ai tellement voulu que ça se passe. » Mais on ne peut en dire plus…

A partir de la disparition de Maria le roman devient évidemment plein de suspens, et le romancier même en parallèle les chapitres consacrés au passé de Donald – c’est comme ça que petit à petit s’éclaire cette histoire – et ceux qui racontent ses actes plus ou moins désespérés dans la tempête ou, plus tard, sur une mer moins agitée, mais toujours hantés par la culpabilité. Par la résignation, aussi ? « Je n’ai pas le choix. Je ne suis plus maître à bord. » Les phrases sont souvent courtes, notamment dans les passages avec une grande tension, dans les moments de panique. Une dramatisation parfois un petit peu excessive à mon goût, mais un bon roman qui se lit vite – car lorsqu’on est dans la tempête on n’a pas le temps de rêvasser.

L’auteur
Toine Heijmans est né en 1969 à Nimègue, aux Pays-Bas. Il est l’auteur de reportages. En mer est son premier roman, paru en 2011. Il a reçu un très bon accueil des critiques autant que des lecteurs et a été traduit en allemand, en hongrois et en danois. La sortie en salles de son adaptation cinématographique est prévue aux Pays-Bas pour la fin de l'année 2013.

mercredi 31 juillet 2013

J'ai relu "Les cygnes sauvages" de Kenneth White



Les cygnes sauvages
Traduit par Marie-Claude White
Éditions Le mot et le reste
Parution le 06/06/2013

« Je suis parti dans le vent »

Un beau jour, à la fin des années 80, Kenneth White décide de faire « une virée » au Japon, en forme de « pèlerinage géopoétique », pour « rendre hommage aux choses précieuses et précaires » et pour faire un « voyage- haïku » dans le sillage de Bashô. Il espère bien en tirer un livre, qu’il voudrait « petit livre nippon extravagant, plein d’images et de pensées zigzagantes. » S’immerger dans un pays, dans une culture, dans des souvenirs littéraires, et « si possible, voir les cygnes sauvages venus de Sibérie s’abattre avec leurs cris d’outre-terre sur les lacs du Nord où ils viennent hiverner. » On ne peut pas avoir de buts plus clairs pour un voyage. Le résultat est ce récit, Les Cygnes sauvages, un livre à l’air inoffensif, pas très épais, et pourtant rempli à craquer d’histoires, de descriptions, de sons, de poésie, de philosophie, d’histoire littéraire, d’érudition – mais une érudition douce, qui ne fait pas mal à la tête, et même une érudition qui rend intelligent. Ou zen.

Le livre s’ouvre sur l’arrivée à Tokyo: « au premier coup d’œil c’est tout bonnement hideux. » Tokyo la ville lumière est aussi une ville de bruits. Elle est peuplée d’étrangers à son image : occidentaux (américains, pour tout dire), et bruyants. Mais, en cherchant un peu, le voyageur, pour peu qu’il parte à la recherche de la « météorologie mentale » des habitants de ce pays, finit par trouver des jardins tranquilles, d’autres rencontres, l’autre Japon. Il suffit d’ouvrir des portes, de rue en rue, au fil des discussions, jusqu’à ce que « l’aube arrive avec un goût de saké froid ». Et lorsque le voyage se poursuit ainsi, les rencontres sont l’occasion de comprendre ce que K. White lui-même cherche, puis, quand il a trouvé, il nous raconte. Ce qui nous vaut de savoureux dialogues, dans le train pour Yokohama ou ailleurs. Jusqu’à comprendre qu’au Japon l’essentiel est dans l’esprit.

Gardons ouvertes d’autres routes

Un dialogue, sur l’autoroute, K.W. est à coté de Kenji, son guide du jour.

« Soudain Kenji lâcha:
Nous avons trahi le vrai monde.
– Le vrai monde ? Qu’est-ce que c’est ?
– Je ne sais pas. Mais ce n’est pas ça – et il fit un geste de la main en direction de l’autoroute.
– Eh bien, peut-être que nous y reviendrons. Ce truc dingue ne pourra pas durer longtemps. Ça pétera un de ces jours, bientôt.
– Trop fort et trop tard.
– Pas si on garde ouvertes d’autres routes. »

Ailleurs, un japonais parle de revenir dans « l’arrière pays de toujours », de retrouver et cultiver ce qui a été perdu. Et Kenneth White d’aller dans ce sens : « on se demande si l’humanité ne pourrait pas s’arrêter tout simplement pendant quelques temps, jeter un coup d’œil autour d’elle et dire, OK ! Il est temps d’essayer de refaire le cercle. » Le problème c’est « mais où est l’humanité? » Comment décider ensemble quand il y a cette nation-ci et cette nation-là, ce clan-ci et ce clan-là, cette personne-ci et cette personne-là ?
Prendre d’autres routes, garder ouvertes d’autres routes, ne pas se laisser enfermer dans une cage, faire un « simple retour tranquille » en arrière, sans pour autant penser que c’était mieux avant, mais « retrouver et cultiver ce qui avait été perdu », faire une « renouée », « refaire le cercle », revenir à « l’esprit des choses quand les esprits circulaient dans le monde »… On voit bien les propositions de K. White, qui cherche à nous entraîner ailleurs que dans la médiocrité ambiante de notre époque et qui nous dit que toute l’agitation actuelle du monde ne résoudra rien. Alors, commet faire ?
La solution (au moins la tentative de la rechercher) se trouve peut-être dans le voyage. Et dans la poésie. Le voyage et la poésie: Bashô.

L’homme du vent et des nuages

Il est évidemment beaucoup question de Bashô dans ce récit. Maître Bashô. Un poète qui prit la route peut-être pour calmer « une angoisse fondamentale qu’aucune religion ne pouvait soulager », et qui, en apportant un ton nouveau, en écrivant la nouvelle sorte de livre qu’il cherchait, ce « livre de la voie et du vent », modifia le cours de la poésie japonaise. Bashô, cet « homme du vent et des nuages », qui avait une conscience du caractère transitoire de toute chose, avec une perception de la beauté de la nature, Bashô le maître du haïku.

Sur une branche dénudée
est perché un corbeau
crépuscule d’automne.

K.White répond :

Ce matin-là
sur les eaux de la Sumida
une mouette solitaire

La route est toujours poétique. Même quand il pleut. La pluie rendrait plus sensible. Les peintres de l’ukiyo-e comme Hiroshige aimaient la pluie. Hiroshige est ce peintre connu pour ses estampes réalisées au long du Tokaido. Lorsque K. White aborde le Hokkaido, cette île en forme de raie, cet « autre monde », il a le sentiment d’arriver dans le « pays lointain » qu’il cherchait. Il nous entraîne à sa suite, d’une réflexion sur le pèlerinage dans la montagne – ces montagnes que les occidentaux escaladent pour les vaincre, et que les orientaux contemplent–, à la visite d’un sanctuaire shinto, de la découverte du jiyuristu, l’école du vers libre, à la découverte du port de Sakata, la ville du saké, port rempli «du teuf-teuf-teuf des bateaux», du massif du Hokkoda, la demeure du vent.

Des corbeaux en couleur

Avec K. White on ne voyage pas en se bouchant les oreilles. Il y beaucoup de bruit(s) dans ce récit. Les marteaux frappent les cloches de métal des temples ; les pieds du marcheur font crisser l’épais gravier blanc. Et la nature, pour qui ne détourne pas l’oreille, produit toutes sortes de sons. « Il y a un mois environ, là-bas sur le mont Haguro fourmillaient les yamabushi, soufflant dans leurs conques, mais ce matin, tout ce que j’entends, c’est un corbeau, kraa kraa, kraa kraa, dans le ciel d’un bleu éblouissant. » Beaucoup de vent, et beaucoup de corbeaux au Japon ! On les retrouve plus loin dans le Hokkoda : « tout croassant dans le vent, et le vent, le vent du Hokkoda, portant leurs cris jusque dans les hauteurs sereines de cet automne suspendu dans le temps. » Et encore ici : « plus gros qu’à l’ordinaire, qui crient, crient, crient dans le ciel venteux. »
Avec K. White on entend tout, et ne voyage pas en noir et blanc. Il y a également beaucoup de choses à voir, pour qui sait ne pas fermer les yeux. « Or rouge sur les collines, rivières fumant dans le soleil du matin, traces de neige sur les hauteurs, et partout des corbeaux… » Plus loin une forêt avec « ses feuilles rouges, au jeu de lumière et d’ombre sur les éclaboussures blanches de la cascade. » Autre exemple : « une énorme grue peinte en rouge qui se profile au-dessus de la ville ; on aurait juré le portail - perchoir de quelques sanctuaire shinto. »

Les « lointains rivages »

Finalement arrive le bout du chemin. Le Hokkaido, ce territoire au bord du monde, auparavant appelé le pays barbare, un temps occupé par des gens en marge de la société, bannis et autres chercheurs d’or. Jusqu’à ce que des colons japonais eurent le désir de coloniser ce pays qui était considéré comme « vide », pourtant peuplé de Aïnous, mais comme l’Australie était peuplée d’Aborigènes. Avec des conséquences identiques. Le 15 octobre au matin K. White est sur la route 5 le long de la péninsule d’Oshima, « la queue de la raie », puis il se dirige vers le mont de la Grande Neige, sous la neige. Il s’enfonce dans un « vide neigeux » au risque de se perdre. Pour constater aussitôt qu’il est difficile de se perde volontairement : « cela peut paraître parfois, quand on y pense, un bon moyen de sortir de tout le bruit et de toute la chierie, mais une fois sur place, le corps se rebelle, veut garder les pieds sur cette sale et saoule vieille terre rouge. » Poursuivre, mettre un pied devant l’autre, est donc une réaction instinctive et bénéfique. Avancer et garder les yeux ouverts… « Rougeurs brumeuses de l’automne, le Pacifique aux reflets bleus, cimes enneigées à l’horizon (…) bateaux à l’ancre, grues défilant dans un élégant silence, ramasseurs de coquillages affairés. » Toujours ces phrases courtes, parfois sans verbe. Des plans, que nous suivons du regard. « Encore des grues, s’élevant au-dessus d’un mer d’herbe jaune. Une plage de sable noir. » Garder les yeux ouverts et enfin voir les cygnes sauvages : « Ils ont tourné, tourné dans l’air vif et clairs. Je les ai suivis des yeux et de l’esprit. »

J'ai lu "Les Vents de Vancouver" de Kenneth White

Kenneth White Les vents de Vancouver, escales dans l’espace-temps du Pacifique Nord Kenneth White nous a déjà emmené dans des contrées ...