samedi 21 mai 2011

J'ai lu "Quinze jours au désert" d'Alexis de Tocqueville


C’est le 9 mai 1831 qu’Alexis de Tocqueville et Gustave de Beaumont débarquent en Amérique. En mission pour étudier le système pénitentiaire, les deux voyageurs vont découvrir bien d’autres choses, jusqu’au 20 février 1832. Tocqueville en tirera évidemment De la démocratie en Amérique en 1835. Mais un petit récit, rarement publié, est également issu de ce périple américain : ces Quinze jours au désert.

Ces Quinze jours au désert se déroulent du 19 au 31 juillet 1831. Détroit, Erié, Cleveland. Puis le nord-ouest en direction de Pontiac où commence le « pays de frontière », un lent cheminement jusqu’à Saginaw, un court séjour, et retour. Tocqueville et Beaumont recherchent autre chose que « la nature majestueuse chaque jour davantage harnachée et domestiquée par l’action humaine ». Déjà. Et déjà les Indiens que Tocqueville rencontre ne sont plus ceux de Chateaubriand. Déjà les Indiens sont spoliés et clochardisés. Face à la « civilisation » rien ne résiste : ni les autochtones ni les plus impénétrables forêts. Mais peut-être est-il encore temps de voir les derniers représentants de cette vie sauvage et naturelle ? Tocqueville voulait savoir, il voulait aller dans la forêt jusqu’à la limite de la civilisation et « avec les derniers pionniers voir les premiers Indiens sauvages. »

Alors que « voyager pour voir était une chose absolument insolite », les deux compères vont partir sous les regards étonnés. Le voyage est difficile, d’autant plus que selon Beaumont « Alexis de Tocqueville, en voyage, ne se reposait pas », mais ils vont finir par découvrir la fameuse « cabane de bois » et ceux qui y vivent, pionniers dans l’attente de jours meilleurs. Ceux dans les yeux parfaitement noirs desquels brillait ce « feu sauvage » et qui « préfèrent à leurs compatriotes les Indiens, dans lesquels cependant ils ne reconnaissent pas des égaux » et qui « aiment mieux vivre au milieu d’eux que dans la société des Blancs. » Les Indiens « valent mieux que nous, à moins que nous ne les ayons abrutis par les liqueurs fortes. »

Les lieux sont à la mesure des hommes qui les défrichent. Le « désert », que Tocqueville définit ainsi : « une solitude fleurie, délicieuse, embaumée, magnifique demeure, palais vivant, bâti pour l’homme, mais où le maître n’avait pas encore pénétré. » L’intérieur d’une forêt vierge. Un endroit l’on travaille la terre, mais un endroit sans clocher, sans église, sans presbytère, un endroit vierge où « rien n’y réveille encore l’idée du passé ni de l’avenir. » Un endroit extraordinaire. « Je revins sur les bords du ruisseau où je ne pus m’empêcher d’admirer pendant quelques minutes la sublime horreur du lieu. » Le voyage et les rencontres sont inoubliables. « Il y avait dans l’ensemble de ce spectacle une grandeur sauvage qui fit alors et qui a laissé depuis une impression profonde. » Tocqueville a le sentiment d’assister « à l’une des scènes du monde primitif, et à voir le berceau encore vide d’une grande nation. »

Les premières lignes : « Une des choses qui piquait le plus notre curiosité en venant en Amérique, c’était de parcourir les extrêmes limites de la civilisation européenne ; et même, si le temps nous le permettait, de visiter quelques une de ces tribus indiennes qui ont mieux aimé fuir dans les solitudes sauvages que de se plier à ce que les Blancs appellent les délices de la vie sociale. Mais il est plus difficile qu’on ne croit de rencontrer aujourd’hui le désert. A partir de New York, et à mesure que nous avancions vers le nord-ouest, le but de notre voyage semblait fuir devant nous. Nous parcourions des lieux célèbres dans l’histoire des Indiens ; nous rencontrions des vallées qu’ils ont nommées ; nous traversions des fleuves qui portent encore le nom de leurs tribus, mais partout la hutte du sauvage avait fait place à la maison de l’homme civilisé, les bois étaient tombés, la solitude prenait une vie. »

Alexis de Tocqueville – Quinze jours au désert
Suivi de Course au lac Oneida, et de Le voyage d’Amérique, par Gustave de Beaumont.
Préface de Claude Corbo.
Edition La Passager clandestin 2011, collection Les Transparents.

dimanche 1 mai 2011

J'ai lu "Voyage à l'île de Rügen" de Carl Gustav Carus


Carl Gustav Carus est né en 1789 à Leipzig. Il fait des études de médecine tout en devenant ami de Caspar David Friedrich et tout en correspondant avec Alexander von Humboldt ou Goethe. Comme on le voit, et comme l’écrit Kenneth White dans la préface, Carus s’intéresse « à la psychologie humaine, aux rapports entre l’esprit et la nature » et, « c’est le propre même du romantique : sa spécialité, c’est le tout. » C’est le 5 août 1819 au matin qu’il quitte la ville de Dresde, la « Florence germanique », pour un Voyage à l’île de Rügen, sur les traces de Caspar David Friedrich, son ami et mentor.

Arrivé sur place Carus boit « par petites gorgées cette coupe de romantisme. » Les villes (Neubrandenburg, Greifswald, Bergen) et les sites – les plaines de Poméranie occidentale, le « vaste miroir bleu de la mer Baltique », les briques cuites des habitations, l’ilot boisé de Vilm –, sont évidemment de toute beauté, et l’on se demande pourquoi nous n’allons pas tous vers Rügen. La traversée d’un bras de mer prend une nuit, car le vent tombe et les petites voiles ne peuvent entraîner l’embarcation. Qu’à cela ne tienne : on fait cuire les pommes de terre, on fait chauffer le thé, on dort. Et l’on repart avec la petite brise du matin. Le soleil rasant, les forêts, un phoque qui émerge, les amas de roches du rivage… voici la « luxuriante et vigoureuse nature nordique primitive » qui ne peut laisser indifférent. « Je puis dire que je n’ai peut-être jamais retrouvé par la suite pareil sentiment d’une vie de la nature, aussi pure, aussi belle et solitaire. » Quant aux blanches et hautes parois de craie que l’on connait bien par les tableaux de C.D. Friedrich… «  Tout soudain, la forêt s’ouvre, nous sommes au bord des abruptes falaises crayeuses du Königstuhl, quelques jeunes hêtres rouges bercent au-dessus des brisants écumants leurs branches penchées vers l’abîme (…) Imaginons ce qu’éprouve une personne de grande sensibilité pour la musique, réduite jusqu’alors à se contenter de mélodies légères et de refrains enjoués, et à l’oreille de qui éclate soudainement toute une grande symphonie de Beethoven (…) » Un choc, qui inscrit pour toujours le souvenir de ces visions, un contact intime « avec une nature primordiale intacte et authentique » qui « les grave profondément dans l’âme. »

L’intérêt du récit vient aussi de la distance qu’il y a entre le voyage et le moment où il est raconté. Ce voyage de 1819 est en effet écrit en 1865. Par rapport à la vitesse de l’époque de la rédaction (1865… que dirait-il de nos jours !), Carus fait un éloge de la lenteur, une « apologie de la lenteur en voyage », et réfléchit « aux effets de la vitesse sur la sensibilité et l’intelligence ». (White) « Berlin, qu’on atteint aujourd’hui en cinq heures, était alors à trois grands jours de route. » Carus définit ces temps « antédiluviens » comme ceux de « la franche bonhomie, la sensibilité contemplative, la poésie, la modestie des goûts et des besoins, et une certaine frugalité. » Alors que le « nouveau » est caractérisé par « le sens aigu du pratique, par l’agilité de l’esprit de calcul, le prosaïsme, la recherche du luxe et de la jouissance immédiate. » Conséquence : le temps du voyage est si raccourci, sans nulle transition – quelques heures de train express vous transportent vers le but de votre voyage « en même temps que cent autres voyageurs » – que l’on n’y retrouve plus « cette grande simplicité propice à la contemplation » et ce qui empêchera l’« accès à une véritable compréhension de la nature. »

Réflexions sur la nature, et sur l’art, aussi. Carus compare la nature « pauvre » des Pays-Bas et celle « riche » du pays helvétique. La première a pourtant donné quelques « maîtres » et pas la seconde. « N’est-ce pas par la simple raison que dans l’art, comme dans la vie, la profondeur sur un petit champ a toujours obtenu plus que la superficialité sur un grand ? Et l’homme peut-il, finalement, faire plus que d’être réellement profond en quelques rares choses, voire en une seule ? » D’autre part c’est au cours de ce voyage et devant ces paysages qui mêlent l’eau et la terre, les rivages, ces minces lignes d’horizon, le « littoral » de White, que Carus aura le sentiment de comprendre ce qu’en dessin on appelle le trait, « l’un des plus sûrs critères permettant de distinguer le gribouilleur du vrai dessinateur. »

Concluons – avec White – que ce petit livre est finalement très riche, par le fait qu’il contient des réflexions sur diverses notions  – « impressions sensorielles durables, visions de la nature inscrites dans l’âme, conceptions de l’origine et de l’évolution des choses » – et qu’il y a là « matière à méditer ans fin. » Le souvenir de ce voyage sera si vivace qu’il laissera au voyageur « une impression (si) étrangement durable » et qu’il contribuera à son « évolution intérieure. » Puisse chacun d’entre nous faire un aussi beau voyage. Lecture indispensable sur les traces de C.D. Friedrich au nord de l’Allemagne, au bord de la mer Baltique, à l’île de Rügen.

Les premières lignes. « L’amitié que j’avais liée avec Friedrich fut à bien des égards à l’origine de mon désir de voir cette mer Baltique qu’il avait traitée dans de si beaux dessins, de voir aussi l’île de Rügen, si bien que la mer fut la première destination choisie pour ce petit périple. » Préface de Kenneth White. Traduit de l’allemand par Nicole Taubes. Éditions Premières Pierres 1999, réédition 2010.

J'ai lu "Les Vents de Vancouver" de Kenneth White

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