dimanche 26 février 2012

J'ai lu "Banquises" de Valentine Goby

Un point de départ simple et une histoire simple pour Banquises de Valentine Goby : une jeune femme part sur les traces de sa sœur disparue trente ans plus tôt lors d’un voyage au Groenland.

D’abord camper les personnages. C’est ce que fait l’auteure dans le premier chapitre. Le père. La mère. Les deux sœurs, Sarah et Lisa. Sarah, l’ainée, a une passion : la musique, le beau son, les salles de concert, qu’elle visite de par le monde comme d’autres visitent les musées. Une passion envahissante. Du coup tout le monde oublie un peu la petite, Lisa. Et puis le drame : un jour Sarah quitte la France pour le Groenland. Quelques mois plus tard l’avion revient sans elle. La mère s’enfonce dans la dépression. Le père trouve des dérivatifs. Lisa est toujours ignorée, non pas en raison de la trop grande présence de sa sœur, mais cette fois en raison de sa trop grande absence.

Petit à petit, en parallèle au voyage de Lisa au Groenland, nous apprenons à mieux connaître Sarah et quelques moments importants de sa vie, comme l’agression par un chien de vagabond, et la mort de l’une de ses amies. Et au fur et à mesure que tournent les pages se pose une question : est-il possible d’en savoir moins sur ses proches qu’un biographe sur la personne qu’il étudie, ou un glacionaute sur les cent mille ans qu’il a dans sa carotte ? Que sait Lisa sur sa sœur Sarah ? Que sait le « fils de Paul-Émile Victor » sur ce père « si souvent absent qu’il ne lui a pas lu d’historie, le soir » et qu’il appelle « PEV, comme tout le monde », et dont la recherche des lieux habités autrefois par ce père dans le cadre de ses célèbres explorations, ne donnera rien de plus. Tout finit par disparaître ? « D’abord le corps, la mémoire ensuite » ? Alors, la recherche de Lisa sur les traces de sa sœur sera-t-elle vouée à l’échec ? « Si c’est ça on ne sait rien de Sarah, rien de ce qu’on pensait savoir. Et croyant marcher sur ses traces, ici, on la perd encore. »

Bien sûr une grande partie de ce roman est consacrée à l’analyse des réactions des principaux personnages concernés par la disparition de Sarah : le père, « saturé de chagrin » mais qui tente de résister ; la mère, face à ce « un silence pire que la mort », ne pense qu’à un retour toujours possible, et Lisa, la sœur, qui subit, qui a du mal à exister, à s’affirmer, encore plus oubliée que durant son enfance. Que faire devant l’absence, et surtout devant une absence inexpliquée, inexplicable ?
Ce très bon roman est aussi un reportage dans certains endroits de la planète qui sont en train de disparaître. Groenland. Banquise. Réchauffement. Sonnette d’alarme. D’abord la fin probable de la vie sociale : moins de pêche, moins de revenus, moins de nourriture, alors il faut tuer les chiens. Puis un jour il n’y aura plus de vie, et plus personne ne sera là pour raconter.

Les premières lignes : « Au sous-sol, le niveau départ, sous chape de ciment brut, plafond traversé de bouquets de fils électriques à nu, de câbles et de néons en barre. On y est sans y être, à l’aéroport. Des portes automatiques trouent ça et là le béton, laissant voir des portions de la route circulaire, silhouettes floues, carrosseries de voitures et de cars Air France mal détourés dans l’obscurité – dehors, à vingt mètres de ce boyau, invisible, le jour. » Éditions Albin Michel 2011.

samedi 18 février 2012

J'ai lu "Comment parler des lieux où l'on n'a pas été ?" de Pierre Bayard

Attention : Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ? de Pierre Bayard est un livre qui casse les mythes, qui brise les rêves… C’est cruel, mais certains voyages, et donc certains récits, seraient trop beaux pour être vrais. Si des voyageurs, des explorateurs, des baroudeurs, des bourlingueurs ont bien sillonné la planète, d’autres, après avoir pesé les contraintes inhérentes au voyage, ont estimé qu’il était « plus sage » de fréquenter le monde « sous d’autres formes que celle du déplacement physique. » Ces « voyageurs casaniers », dont il est question dans ce livre, ne sont jamais allés dans les lieux dont ils parlent, « ce qui ne les a nullement empêché d’être intarissables à leurs propos et de nous les rendre, grâce à la force de l’écriture, souvent plus présents que n’ont su le faire ceux qui avaient jugé indispensable de s’y déplacer. » Il est vrai que l’on peut lire de la bonne littérature policière sans pour autant qu’elle soit écrite par des bandits ni des criminels.

Commençons par quelques voyageurs célèbres pour lesquels il est admis que les écrits ne sont pas – ou probablement pas – liés à un réel déplacement. Pierre Bayard les classe en plusieurs types. Il y a celui qui n’est pas allé là où on l’attend : Marco Polo. L’auteur reprend une thèse établissant que le célèbre voyageur vénitien n’aurait pas dépassé Constantinople – si même il est allé jusque là. Mais il ne manquait pas d’imagination, et son « devisement » du monde est encore un magnifique récit. Autre type : celui qui écrit sur des lieux « oubliés » : Chateaubriand. Écrivain à juste titre réputé pour « la qualité de son écriture et la puissance poétique de ses évocation », il faut pourtant bien admettre qu’il n’est pas à l’aise avec « l’exactitude géographique ». Le fait de ne pas avoir visité un lieu « ne constitue nullement, pour Chateaubriand, un obstacle à une description attentive et minutieuse. » Il est vrai qu’il a beaucoup écrit, et plusieurs années après ses voyages, aux États-Unis, par exemple. On se souvient de la superbe prose de Chateaubriand. Mais pour les grands frissons aux bords des chutes du Niagara… Il n’y a aucune certitude qu’il y soit passé un jour. Un dernier, pour la route, et non des moindres : Blaise Cendrars, qui aurait pris « le plus célèbre train du monde en restant en gare. » La construction du poème – entrecroisements des époques, confusions des lieux –, et la puissance évocatrice de « La prose du Transsibérien… » arrachent toutes les réticences et désorientent le lecteur. Et l’on sait que Cendrars savait mêler la réalité et la fiction (L’Or).

Je ne dévoilerai pas tous les auteurs cités, dans tous les genres : récits de voyage, bien sûr, mais aussi en anthropologie, dans le journalisme, dans le sport et même… en amour. Mais je vous propose une rapide synthèse des ingrédients nécessaires pour raconter ce que l’on n’a pas vu. Au cas où.
Du côté de l’écrivain : des méthodes, des techniques. Faire des choix parmi tous les paysages possibles, privilégier, insister sur quelques sites ou lieux. Avoir beaucoup d’imagination et de conviction. Mettre en scène le réel, avoir le sens du « faux réalisme ». Être précis mais rester ambigu ; ancrer sa description dans des « détails vrais », mais laisser des portes ouvertes à l’imagination du lecteur. S’éloigner de la réalité – « comme si la vérité du lieu n’était pas dans le lieu » – mais rester dans « l’imagination commune » et acceptable voire attendue par les lecteurs.
Du côté du lecteur : « Les lieux que nous ne connaissons pas fonctionnent à l’instar du rêve ou de la rêverie diurne, ils offrent un espace privilégié pour déployer des fantaisies inconscientes. » Souvent « complice bienveillant », le lecteur se voit souvent proposer le discours qu’il souhaite entendre. Le lecteur est prêt à partir avec Cendrars ou Chateaubriand ou Marco Polo. Et puis « capter la vérité profonde » des lieux et des êtres et la restituer dans ses récits : n’est-ce pas ce que nous attendons de l’écrivain ? Qu’il se soit déplacé ou non n’a peut-être pas, dans le domaine de la littérature, tant d’importance. Ah, la puissance des mots…

Les premières lignes : « Les inconvénients des voyages ont été suffisamment étudiés pour que je ne m’attarde pas sur le sujet. Démuni face aux animaux sauvages, aux intempéries et aux maladies, le corps humain n’est à l’évidence nullement fait pour quitter sont habitat traditionnel et moins encore pour se déplacer dans des terres éloignées de celles où Dieu l’a fait vivre. » Les éditions de Minuit 2012.

Pierre Bayard - Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ? Les éditions de Minuit2012 - http://www.leseditionsdeminuit.fr
160 p.  -15 € - ISBN : 9782707322142
Pierre Bayard (1954) est professeur de littérature française à l'Université de Paris VIII et psychanalyste. Il est l’auteur (entre autres livres) de « Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? » (Minuit, 2007) « Et si les œuvres changeaient d'auteur ? » (Minuit, 2010).

dimanche 5 février 2012

J'ai lu "Chroniques de l'Occident nomade" de Aude Seigne

Un jour, devant «la mer scintillante comme un désert bleu», c’est la révélation. «Le désert de glace aveugle et défile alors que le ciel est d’un bleu pâle infini. J’ai quinze ans mais je ne me suis jamais réveillée sur un tel panorama et des milliers de générations d’humains ont dû le faire tous les jours avant moi. Quelque chose craque en moi ce jour-là, une paroi se rompt sans crier gare, la possibilité de l’abîme se dévoile en même temps que celle du bonheur absolu.» Reprenant les réflexions de Nicolas Bouvier, Aude Seigne découvre que l’état nomade à quelque chose à lui apprendre. «On ne sait pas très bien pour quoi on s’embarque quand on commence à voyager, mais comme dans un roman, tout est déjà là dès l’incipit.» Alors Aude Seigne est partie. Ce livre est une pause dans l’errance de cette jeune « bourlingueuse du XXIe siècle », un moment d’écriture, un point sur elle-même, avant d’autres probables départs.

Pour la voyageuse, le voyage permet toujours de se découvrir soi-même – même si l’on pense se connaître, « il y a des moments où je ne sais plus très bien d’où viennent certains confins de moi-même » – et permet de vérifier que voyage et amours sont étroitement liés. « Comment aller à la rencontre de l’autre ? C’est la question de l’amour, de l’amitié, c’est aussi la question des voyages. » Et là aussi les découvertes se suivent. «Comment la timide collégienne au caractère doux et effacé que j’étais il y a peu encore se retrouve-t-elle un jour dans un avion pour rejoindre à Rome un jeune Cambridgien qui fut son amant d’une nuit?» Nous sommes tous passés par là. Même sans prendre un avion. Et peut-être sommes-nous aussi arrivés à l’idée que «l’amour absolu existe. Mais il n’existe que parce qu’il est irréaliste. Il n’est pas de ce monde.»

Le voyage, les rencontres, permettent de se poser des questions, et de mieux comprendre le monde actuel et les difficultés à s’écouter et à se comprendre. Exemple avec ces Indiens qui regardent une chaîne de télé diffusant des clips de chanteuses, des « femmes aux corps sublimes qui se trémoussent en strings », images non seulement bien loin de leurs préoccupations, mais qui faussent leurs regards : «ce qu’ils ne savent pas, c’est que ces images sont aussi irréelles pour nous que pour eux. Et c’est là qu’il y a incompréhension.» Quant aux lieux, faut-il les décrire, pour qui, comment ? Ou bien est-ce l’esprit du voyage qui doit compter avant tout ? Réponse : « Ce sont les rues qui font un pays, ce sont les rues qui font qu’on y est allé. Tout le reste se trouve sur Internet ou dans des livres de voyage, guides, livres d’art ou portfolio.»

C’est en écrivant sur sa «Russie malheureuse», ou sur son « obsession, parfois, d’aller au bout des choses », sur ses peurs, sur ses «attentes démesurées» et ses déceptions, ses moments difficiles – nombreux, voire ses désillusions, ou bien sur les lieux qu’elle considère comme sa «géographie personnelle», sur ces endroits où elle «pourrait s’installer plusieurs mois seule avec le vent et la lumière», ou sur ces «instants clos», ces quelques instants vécus «comme de petits voyages poétiques à l’intérieur de plus grands voyages réels» ; c’est en (se) posant des questions comme désir ou besoin de partir ?; c’est en écrivant sur tout cela que Aude Seigne confirme que tout est lié, imbriqué. On ne parle pas du voyage, de l’amour, de l’écriture, de la lecture, de façon indépendante. «J’allais écrire qu’il y a beaucoup à dire sur le lien aimer-voyager. Mais il y a également beaucoup à dire sur lire-voyager, sur écrire-aimer et donc sur lire-écrire-aimer-voyager.»
Le livre est constitué de petits chapitres qui mêlent donc les voyages, les époques, les souvenirs, les idées. «C’est cela que je dois faire. Ce n’est pas me forcer à écrire des histoires cohérentes, bouclées, finies, sur des voyages que je ne vois plus de manière isolée. J’ai besoin de dire le travail de la mémoire.» Alors ne comptez pas lire un récit de voyage… Mais plutôt de petites histoires, des sensations, des nuances. «Je vous raconte le monde dans sa discontinuité.» Le tout avec beaucoup de sensibilité. Comme ce chapitre consacré au dimanche. La vacuité du dimanche. Arriver dans une ville un dimanche. Du coup «la récurrence fait son travail signifiant.» Kiev, Eger, Trieste livrent des souvenirs et des sensations liées aux dimanches. «Je bois mon capuccino, ce moment, ces minutes. Les passants marchent lentement. Dimanche.» (Jacques Lacarrière a écrit « un dimanche cela ne se voit guère dans un paysage », mais il marchait alors dans la campagne française des années 70…)

Si, comme les vraies voyageuses, Aude sait savourer l’instant présent, elle sait aussi parfaitement le décrire pour que chaque lecteur (re)trouve sa propre sensation. «J’étais entrée dans cette librairie d’occasion comme un point d’éternité. La vie superbe. L’instant était là, parfait, uni, tremblant.» Et si elle reconnait que « les mots des autres on bercé ma vie », elle n’est pas du genre à raconter des « exploits » comme ceux qui couvrent les pages d’une certaine « littérature dite nomade ». Aude Seigne raconte de préférence les choses les plus simples, les plus subtiles : «j’entends le silence » Ou «Les ombres tournent». Enfin : «S’allonger dans le désert sans dormir et se taire.» En effet : que dire de plus ? Il ne reste plus qu’à écouter la voyageuse : «ailleurs est à la porte» et «partir est le meilleur moment.»

Les premières lignes : « Comment cela a-t-il commencé au juste ? Pourquoi ce mouvement tout à coup, ces ailleurs, ces hommes ? Est-ce que j’écris sur les voyages, est-ce que j’écris sur l’amour ? Difficile à dire. Au début du mouvement, je vois un ferry qui arrive sur la Grèce un matin de juillet. J’ai quinze ans. Je me couche un soir sur le pont à Brindisi. J’ai quinze ans. Je vois mes compagnons de voyages dérouler un fin matelas de camping sur le ponton crasseux. Il n’y a pas un mètre carré de libre, il faut enjamber ces îles humaines comme on traverserait une rivière au lit peu marqué. J’entends d’ici la réaction petite bourgeoise qui crie en moi. Mais on ne va pas dormir ici quand même ? »

Aude SEIGNE
Chronique de l’Occident nomade
Édition originale : Paulette Éditions, févier 2011.
Éditions Zoé, octobre 2011
http://www.editionszoe.ch/
144p
16€
Prix Nicolas Bouvier 2011

Aude Seigne est née le 14 février 1985 et vit à Genève. Elle a reçu pour ce récit le prix Nicolas Bouvier 2011 remis lors du festival Étonnants Voyageurs de Saint Malo. Outre sa participation à plusieurs ouvrages collectifs, elle a aussi publié « Variation sur un hiver amoureux », un recueil de poèmes, aux éditions Baudelaire.Site Internet : http://www.audeseigne.com/

J'ai lu "Les Vents de Vancouver" de Kenneth White

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