samedi 18 février 2012

J'ai lu "Comment parler des lieux où l'on n'a pas été ?" de Pierre Bayard

Attention : Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ? de Pierre Bayard est un livre qui casse les mythes, qui brise les rêves… C’est cruel, mais certains voyages, et donc certains récits, seraient trop beaux pour être vrais. Si des voyageurs, des explorateurs, des baroudeurs, des bourlingueurs ont bien sillonné la planète, d’autres, après avoir pesé les contraintes inhérentes au voyage, ont estimé qu’il était « plus sage » de fréquenter le monde « sous d’autres formes que celle du déplacement physique. » Ces « voyageurs casaniers », dont il est question dans ce livre, ne sont jamais allés dans les lieux dont ils parlent, « ce qui ne les a nullement empêché d’être intarissables à leurs propos et de nous les rendre, grâce à la force de l’écriture, souvent plus présents que n’ont su le faire ceux qui avaient jugé indispensable de s’y déplacer. » Il est vrai que l’on peut lire de la bonne littérature policière sans pour autant qu’elle soit écrite par des bandits ni des criminels.

Commençons par quelques voyageurs célèbres pour lesquels il est admis que les écrits ne sont pas – ou probablement pas – liés à un réel déplacement. Pierre Bayard les classe en plusieurs types. Il y a celui qui n’est pas allé là où on l’attend : Marco Polo. L’auteur reprend une thèse établissant que le célèbre voyageur vénitien n’aurait pas dépassé Constantinople – si même il est allé jusque là. Mais il ne manquait pas d’imagination, et son « devisement » du monde est encore un magnifique récit. Autre type : celui qui écrit sur des lieux « oubliés » : Chateaubriand. Écrivain à juste titre réputé pour « la qualité de son écriture et la puissance poétique de ses évocation », il faut pourtant bien admettre qu’il n’est pas à l’aise avec « l’exactitude géographique ». Le fait de ne pas avoir visité un lieu « ne constitue nullement, pour Chateaubriand, un obstacle à une description attentive et minutieuse. » Il est vrai qu’il a beaucoup écrit, et plusieurs années après ses voyages, aux États-Unis, par exemple. On se souvient de la superbe prose de Chateaubriand. Mais pour les grands frissons aux bords des chutes du Niagara… Il n’y a aucune certitude qu’il y soit passé un jour. Un dernier, pour la route, et non des moindres : Blaise Cendrars, qui aurait pris « le plus célèbre train du monde en restant en gare. » La construction du poème – entrecroisements des époques, confusions des lieux –, et la puissance évocatrice de « La prose du Transsibérien… » arrachent toutes les réticences et désorientent le lecteur. Et l’on sait que Cendrars savait mêler la réalité et la fiction (L’Or).

Je ne dévoilerai pas tous les auteurs cités, dans tous les genres : récits de voyage, bien sûr, mais aussi en anthropologie, dans le journalisme, dans le sport et même… en amour. Mais je vous propose une rapide synthèse des ingrédients nécessaires pour raconter ce que l’on n’a pas vu. Au cas où.
Du côté de l’écrivain : des méthodes, des techniques. Faire des choix parmi tous les paysages possibles, privilégier, insister sur quelques sites ou lieux. Avoir beaucoup d’imagination et de conviction. Mettre en scène le réel, avoir le sens du « faux réalisme ». Être précis mais rester ambigu ; ancrer sa description dans des « détails vrais », mais laisser des portes ouvertes à l’imagination du lecteur. S’éloigner de la réalité – « comme si la vérité du lieu n’était pas dans le lieu » – mais rester dans « l’imagination commune » et acceptable voire attendue par les lecteurs.
Du côté du lecteur : « Les lieux que nous ne connaissons pas fonctionnent à l’instar du rêve ou de la rêverie diurne, ils offrent un espace privilégié pour déployer des fantaisies inconscientes. » Souvent « complice bienveillant », le lecteur se voit souvent proposer le discours qu’il souhaite entendre. Le lecteur est prêt à partir avec Cendrars ou Chateaubriand ou Marco Polo. Et puis « capter la vérité profonde » des lieux et des êtres et la restituer dans ses récits : n’est-ce pas ce que nous attendons de l’écrivain ? Qu’il se soit déplacé ou non n’a peut-être pas, dans le domaine de la littérature, tant d’importance. Ah, la puissance des mots…

Les premières lignes : « Les inconvénients des voyages ont été suffisamment étudiés pour que je ne m’attarde pas sur le sujet. Démuni face aux animaux sauvages, aux intempéries et aux maladies, le corps humain n’est à l’évidence nullement fait pour quitter sont habitat traditionnel et moins encore pour se déplacer dans des terres éloignées de celles où Dieu l’a fait vivre. » Les éditions de Minuit 2012.

Pierre Bayard - Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ? Les éditions de Minuit2012 - http://www.leseditionsdeminuit.fr
160 p.  -15 € - ISBN : 9782707322142
Pierre Bayard (1954) est professeur de littérature française à l'Université de Paris VIII et psychanalyste. Il est l’auteur (entre autres livres) de « Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? » (Minuit, 2007) « Et si les œuvres changeaient d'auteur ? » (Minuit, 2010).

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