Chroniques littéraires autour de la littérature de voyage et des écrivains voyageurs.
lundi 18 avril 2011
J'ai lu "Du bon usage des étoiles" de Dominique Fortier
Le point de départ de ce roman est un fait historique : en mai 1845, le Terror et l’Erebus quittent les berges de la Tamise et voguent vers l’Arctique avec pour mission de tenter de découvrir le passage du Nord-Ouest, dont nul ne sait même s’il existe. Trois ans de voyage pour les uns, la fine fleur de l’exploration britannique, déjà héroïne de plusieurs expéditions ; trois ans d’attente pour les autres, à terre, dans un monde futile et hypocrite. Une tragédie pour tout le monde. Le roman nous propose un choc de deux mondes. Et des aller-retour permanents entre la banquise et la terre.
L’expédition
Deux navires. Deux hommes. Deux conceptions. Chocs.
Choc de deux personnages : sir John Franklin, qui commande l’expédition, et Francis Crozier, son second. L’un est imbu de ses certitudes, l’autre se pose des questions.
Choc de deux conceptions : celle d’un Franklin qui pense que « la civilisation ne consiste pas à se soumettre aux caprices de la Nature mais à la forcer à se plier à nos besoins, à la maîtriser, à la contraindre », donc que la capacité de s’adapter à son environnement que démontrent les Esquimaux témoigne plutôt de son « primitivisme » ; celle de Crozier de l’autre, qui estime qu’il y a là quand même une « forme de fondamentale humilité et une leçon à apprendre. » L’arrogance contre la mesure.
Différences des buts et des caractères. Crozier : « Je ne vais vers rien, je fuis, c’est tout. » Ce qu’il fuit ? Le souvenir de la tête de Sophia sur son épaule ? Pour Franklin, mission égale ambition. Honneur, fierté, et un zeste d’inconscience : Franklin ne peut admettre de se tromper ni que les moyens engagés n’aboutissent pas à un succès.
Lorsque des décisions vitales seront nécessaires, qui sera le mieux à même de les prendre ? Celui qui ne peut, par fierté, par honneur, revenir en arrière ? Celui qui n’a plus rien à perdre ? Qui est le plus libre ?
Au début de l’expédition tout va bien à bord. La nourriture est bonne, comme l’ambiance. « Le moral est toujours au plus haut, et l’on jurerait que l’on s’apprête à rentrer au port, notre mission accomplie. » Le premier hivernage, volontairement provoqué, est une partie de rigolade. C’est impressionnant – « Les glaces sont de plus en plus nombreuses ; elles dérivent lentement, se séparent, tournant parfois sur elles-mêmes avant de revenir se percuter dans un grand fracas » – mais on sait que l’on va en sortir. On forme une troupe de théâtre pour divertir l’équipage, entre deux relevés topographiques, des sorties qui sont comme des récréations. Au cours de l’une de ces sorties, des Esquimaux inespérés sauveront la vie des scientifiques. Comme un présage.
Quant aux paysages, ils ont magnifiques. « Les montagnes de glace aux reflets d’un bleu, vert, turquoise minéral, s’élèvent vers le ciel comme des cathédrales de neige. Ces masses auprès desquelles nos navires semblent lilliputiens ont au soleil un éclat presque surnaturel. »
A terre. Les mondanités contre l’inquiétude
Londres.
Le monde des la haute société britannique. Argenteries et parures féminines. Hypocrisies et fausses invitations, mais toujours une débauche du paraître. La table est toujours copieuse ; toasts, jambon, rognons sautés, œufs brouillés, terrine de faisan, pâté d’anguille…
Un monde de gloire et d’honneur. Clinquant, brillant. Le monde de la Marine britannique. D’ailleurs, pour garder cet esprit maison sur les bateaux de la couronne, on a emporté de l’argenterie, du thé et des livres. Et l’on tentera de garder les gestes appris à terre : une belle table, une nappe, l'argenterie, les rôtis…
Londres. Deux femmes, deux façons de voir les choses.
Lady Jane Franklin quitte parfois son boudoir pour courir les mondanités, pour passer le temps puis pour oublier que la fierté des politiques empêche toute tentative ne serait-ce que de penser à l’idée d’une expédition de secours.
Sophia, sa nièce, cherche qui pourrait bien être son mari parmi tous ces marins qu’elle fréquente, taciturnes mais nimbés de l’auréole de l’exploit, celui dont la belle casquette et une veste seyante aux couleurs de la marine « lui feront un teint de fiancé. » Alors Sophia hésite, hésite, hésite…
Le troisième monde
En réalité dans cette histoire il y a un troisième monde, et d’autres hommes : les Esquimaux. Des hommes et des femmes qui sourient, qui dégagent une forte odeur de poisson, qui se déplacent avec des traineaux tirés par des chiens. Mais qui ne luttent pas contre la nature, qui ne prennent que des décisions utiles, nécessaires, pour qui le « paraître » n’a pas de sens, qui mangent du caribou séché mais pas de conserves avariées.
Grains de glace
Évidemment l’expédition ne se déroule pas comme prévu. Les belles couleurs bleutées du début deviennent des blancs et des gris lourds et angoissants. « Un blanc gris sous les nuages lourds de neige, un blanc sombre qui avale les distances et trompe la prunelle. » Et un jour l’Erebus et le Terror, « les deux fleurons de Sa Majesté, ont l’air de deux baleines agonisantes dans le ventre desquelles grouillent une multitude de vers. »
Les navires sont bloqués, beaucoup plus longtemps que prévu. Sur la banquise on attend le dégel. Le temps passe, insupportable, dans l’isolement et la promiscuité, dans le doute, dans des conditions d’hygiène de plus en plus difficiles.
A Londres on attend aussi. On commence à s’inquiéter. On se demande si on ne devrait pas porter secours… Mais l’Amirauté, les sommités glorieuses comme Ross, Parry, Barrow, du même moule dont est fait Franklin, vont-elles continuer d’estimer que l’expédition ne peut pas être en danger ? Pourtant, presque trois ans sans nouvelle…
Excellent roman, qu’on ne lâche pas ; mélange de narration, de journal de bord, de points de vue des différents protagonistes, et même la recette du plum-pudding, des leçons de géométrie… Des portraits incroyables (Mrs Ross…) Des allers-retours permanents entre l’expédition et la ville, entre le passé et le présent, entre plusieurs mondes qui se côtoient, se jaugent, se jugent. Un moment d’histoire de l’exploration, associé à une étude des comportements. A lire.
Les premières lignes : « Le soleil brillait en ce 19 mai 1845 alors que l’Erebus et le Terror s’apprêtaient à appareiller de Greenhithe, leurs reflets tremblant sur les eaux verdâtres du port ou flottaient guirlandes, poignées de riz et petits poissons morts. Pas moins de dix mille personnes se massaient sur les quais pour assister au départ de sir John Franklin, héros de l’Arctique, qui repartait à la conquête du mythique passa du Nord-Ouest, toujours pour la plus grande gloire de l’Empire. » Éditions La Table ronde 2011.
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
J'ai lu "Les Vents de Vancouver" de Kenneth White
Kenneth White Les vents de Vancouver, escales dans l’espace-temps du Pacifique Nord Kenneth White nous a déjà emmené dans des contrées ...
-
C’est le 9 mai 1831 qu’ Alexis de Tocqueville et Gustave de Beaumont débarquent en Amérique. En mission pour étudier le système pénitent...
-
Carl Gustav Carus est né en 1789 à Leipzig. Il fait des études de médecine tout en devenant ami de Caspar David Friedrich et tout en cor...
-
Rémi Mogenet Écrivains en pays de Savoie de l’Antiquité à nos jours , Cité4, 2012. Nombreux sont les livres qui traitent des pays de S...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.