Chroniques littéraires autour de la littérature de voyage et des écrivains voyageurs.
samedi 13 août 2011
J'ai lu "Tibet. Une histoire de la conscience" de J-P Barou et S. Crossman
Il existe le monde visible, que nous connaissons bien. En gros c’est le monde occidental, celui du « progrès », un monde dans lequel la matière est inerte et la raison dominante. C’est le début de l’introduction de Tibet. Une histoire de la conscience, un essai pas toujours facile mais extrêmement intéressant de Sylvie Crossman et Jean-Pierre Barou. Et d’autant plus d’actualité en cette période – été 2011 – au cours de laquelle des changements interviennent à la tête du gouvernement – en exil – du Tibet. Ce livre est donc l’occasion de parler du Tibet, des vicissitudes politiques à différentes périodes de l’histoire de ce pays, mais surtout de ce fonctionnement particulier de « l’esprit, comme matière non pas inerte, mais vivante, plastique », d’une « modernité » autre que la nôtre, qui serait « intérieure, spirituelle », explorée grâce à une pratique méditative, et qui pourrait être une « aire de la conscience, comme il existe une aire de la parole ou de la mémoire. » Autrement dit : peut-il y avoir une « conscience mentale » comme il y a une conscience olfactive, gustative, tactile ? Et comment pouvons-nous l’expliquer ? Et comment expliquer cet « étrange continuum des réincarnations » des dalaï-lamas, ce « passage d’une conscience travaillée, éveillée, dans un corps prédisposé à l’accueillir, singularité que nos neurosciences n’homologuent évidemment pas » ? Partons à l’aventure…
«Enfin il se murmure qu’une vision est advenue au régent»
Cet essai va en permanence entremêler l’histoire classique, événementielle, et celle « plus inédite, avec ses propres lois, de la conscience. » Il commence par une partie historique.
Le premier chapitre revient longuement sur la « désignation » de Tenzin Gyatso, le quatorzième dalaï-lama, en 1933, et de tous ces phénomènes que nous avons du mal à expliquer : visage d’un mort tourné vers l’est, visions qui montent des eaux d’un lac, augures, « naissances extraordinaires » et autre épreuve de reconnaissance des objets. Jusqu’à l’entrée d’un enfant de quatre ans et demi, chef spirituel et temporel du Tibet – l’actuel dalaï-lama – dans Lhassa le 8 octobre 1939. Quels mots employer ? Succession ? Intronisation ? Réincarnation ? Commence alors une éducation qui va en faire autant un homme informé du monde « matériel » qu’un guide spirituel, un « guide des consciences ». Ce qui passe notamment par la connaissance approfondie de notions comme celle de la compassion et l’étude des maîtres de la philosophie bouddhique.
Dans un second chapitre les auteurs nous font remonter en 792. L’ère des premiers monarques tibétains. La période de l’affrontement, lors du « concile de Lhassa », entre la « voie indienne » et la « voie chinoise », deux conceptions du bouddhisme. Résumé : chaque camp se considère dépositaire de la « porte » et de la méthode qui donnent accès à l’esprit. Pour les Indiens « c’est seulement graduellement, pas à pas, qu’on approche de la conscience. Pour les Chinois, la porte d’accès s’ouvre d’un coup, subitement, comme poussée par un vent fort, sans marche à gravir. » Eveil subit, immédiat, contre éveil graduel. Chapitre passionnant sur ces joutes – qui ne sont pas sans rappeler certaines séparations dans d’autres Eglises –, leurs différences, et les conséquences du choix de la voie graduelle et de l’installation de ce bouddhisme comme religion officielle du Tibet, pays pourtant alors de plein pied dans une histoire conventionnelle pleine de fracas et d’intrigues, comme partout ailleurs dans le monde. Ce chapitre aborde également la notion de « conscience tantrique » et certains phénomènes que les yogis seraient capables de réaliser comme le « powa », ou sorte de « séparation de la conscience de son assise corporelle de manière à précipiter la réincarnation. » Ecoutons encore l’actuel dalaï-lama : « La théorie de la réincarnation n’est pas une simple affaire de foi, mais peut être classée dans les phénomènes « légèrement cachés », susceptibles d’être vérifiés par déduction. »
Le chapitre 3 traite en détail du Kalachakra, un enseignement, une « technologie de l’éveil », que l’on traduit par « roue du temps », et des mandalas, ces spectaculaires – pour un œil occidental comme le mien – et flamboyantes figures de poudres réalisées par les initiés et qui pourraient bien servir à activer l’imaginaire pour accélérer l’éveil de la conscience. Cet enseignement entrera au Tibet au début du XIe siècle et donnera naissance – en simplifiant – à un renouveau du bouddhisme, à la lignée des dalaï-lamas et au continuum des réincarnations. Le Potala sera construit en 1645 et deviendra le centre politique et religieux du pays. Ce chapitre se poursuit par l’histoire. La « triste histoire des pontifes assassinés » comme on pourrait la trouver en Italie ou ailleurs ; l’histoire de la société, l’histoire des rivalités, l’histoire de l’arrivée de « l’idéologie rouge».
Le 17 mars 1959 le chef spirituel et temporel du Tibet fuit les obus de l’armée populaire de Mao qui s’écrasent sur son palais et prend le chemin de l’exil.
«Quand on a tout conquis sur terre, que reste-il encore à conquérir? L’esprit!»
Le chapitre 4 nous ramène à la période contemporaine, et aux rencontres entre la raison occidentale et les pratiques du bouddhisme tibétain. Idées forces : sortir du dualisme corps / esprit longtemps professé par les philosophies occidentales ; regarder de plus près et sans a priori comment fonctionne la méditation et ce travail qui conduit à « l’éveil » et à ses probables conséquences.
Des physiciens, des neurobiologistes vont approcher la « conscience » tibétaine à la recherche d’une « fonction mentale » soupçonnée, traquée, mais pas encore détectée dans le labyrinthe de notre cerveau. Un « improbable dialogue » qui débouchera pourtant sur des interrogations de part et d’autre. Des rencontres entre une nation de « moines » à la limite de la société féodale, et des « scientifiques » occidentaux dont J-P Barou et S. Crossman parlent déjà dans Enquêtes sur les savoirs indigènes (Gallimard Folio Essai). « Evidemment, tout cela est mystérieux, écrit l’actuel dalaï-lama, non prouvé scientifiquement ». Lui qui s’est souvent prêté à des expériences scientifiques occidentales. « Mais à un niveau spirituel, il doit exister certaines forces. » Peut-être des forces comme celles qui animent la pensée « globale, arborescente » de ceux que l’on appelle nos « surdoués », ou nos « enfants remarquables ».
Cet essai est indispensable pour une « culture tibétaine ». Bien qu’écrit « avec une narration au bord parfois du romanesque » comme les auteurs l’avouent, ce ton donne justement un bon rythme de lecture et facilite probablement l’ingurgitation d’un contenu important, extrêmement documenté, et qui ne manque pas de questionner l’occidental et sa culture.
Les premières lignes : « Rien. Pas un mot, pas de chair, seulement des orbites creuses désignant la direction nord-est. Aucun lien de sang, de parenté, aucune assise visible. Un garçonnet dont nul ne connaît rien, pas même l’existence – quoiqu’il semble, lui, savoir pas mal de choses –, un petit fermier extrait de sa broussaille, de ses habits grossiers en peau de mouton, va se voir intronisé quatorzième dalaï-lama, « océan de conscience », prendre la succession du treizième de la lignée décédé à Lhassa, capitale du Tibet, deux ans auparavant. Au moment de la passation des pouvoirs, ces deux êtres semblent se saluer, se reconnaître, sans pourtant s’être jamais vus. » Éditions du Seuil 2010.
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