« Puis descend la magnifique nuit avec son cortège d’étoiles. De temps à autre, arrive jusqu’à la maison le glapissement des hyènes. Monfreid joue sur un clavecin de vielles chansons de mer et, entre chacune, il raconte des histoires fantastiques qui sont pourtant des souvenirs vécus. »
Qui écrirait ainsi de nos jours ? Pour les personnes qui ont découvert la télé dans les années 60, un récit de ce genre évoquera sans doute les reportages en noir en blanc dans lesquels le texte appuyait encore l’image. De nos jours il ne reste souvent que les images. En 1930, à l’époque de ce reportage, il n’y avait que le journal. Des articles et reportages de Joseph Kessel sont repris dans cette édition titrée Les Jours de l’aventure. Reportages 1903-1936. Parmi ces repartages, une série de papiers écrits au bord de la mer Rouge. Le 1er janvier 1930 le paquebot André-Lebon appareille de Marseille. Parmi les passagers qui se rendent à Djibouti : Joseph Kessel et son équipe. Le but du voyage : un reportage sur le commerce de la chair humaine, noire, bien sûr, la traite, alors en principe proscrite. Mais du coté de la mer Rouge…
Harrar. Années 30.
Harrar. La ville qui a abrité « le génie errant de Rimbaud » est une colonie abyssine. Conquérants, soldats et fonctionnaires se mêlent aux citadins. « Puis venait le troupeau obscur des esclaves. » C’est ça que Kessel veut voir et savoir : y a-t-il encore des esclaves et où ? Comment ça se passe ? Il en avait sous les yeux qui accomplissaient les taches les plus ingrates. Reconnaissables au premier regard, même pour l’étranger, « ils ne vont qu’à pas craintifs, sournois. Ils cèdent toujours la place dans les rues, et leur regard épie en dessous le passant, et leurs bras, d’instinct, ébauchent une humble parade contre les coups qui peuvent les frapper. On sent qu’aucune loi ne les protège. Leur bouche entrouverte révèle une éternelle faim, leur regard une éternelle peur. Ils forment le peuple désespéré, résigné, de la servitude. » Après quelques jours dans la région Kessel conclut : « l’esclave existe en Abyssinie dans sa forme intégrale, absolue. Des être humains servaient à d’autre de bétail de somme et de plaisir. » Il ne restait plus qu’à trouver les bons contacts pour suivre les « chasseurs d’enfants », visiter les « entrepôts humains » dans lesquels les revendeurs parquent les femmes, les hommes et les enfants dans l’attente du voyage et de la traversée vers le lieu de la vente.
Le récit de Kessel nous vaut des pages absolument incroyables d’émotion, de puissance évocatrice, d’aventure. Aventure qui commence par cette traversée de la caravane d’hommes et de chameaux entre le plateau du Harrar et la région de l’Haoussa. « C’était une partie dangereuse à jouer dans un pays où toutes les cartes sont fausses, où l’eau est rare, où il n’y a pas d’herbe et où les hommes sont farouches. Mais nous voulions voir et, autant que possible, vivre le trafic des esclaves. » Kessel ne sera pas déçu. Il suivra une caravane. « Nés dans la brousse du Soudan et de l’Abyssinie, ravis par les chasseurs d’hommes, achetés par Saïd, les esclaves venaient de marcher des semaines et des semaines vers un nouveau destin. »
Il ne reste plus qu’à traverser la mer déchaînée, avec les esclaves dans la cale d’un navire, pour se rendre sur la rive asiatique, là où ils seront « dispersés à travers les marchés de chair humaine de l’Assir ou du Hedjaz. » Évidemment la tempête se lève. L’équipage « entonne une monotone et stridente chanson. Les voiles triangulaires s’affaissèrent et, à leur place, monta une toile en forme de rectangle. La fortune carrée. » Laissons le lecteur terminer la lecture de ce reportage plein de bruits, ce voyage, cette aventure. Comme l’écrivit Kessel : « Tous les romans d’aventure lus dans mon enfance, je les vivais en même temps. »
Monfreid
On ne peut s’empêcher de tirer de ce reportage quelques lignes du portrait que Kessel fait de son ami Monfreid. Monfreid, sacré personnage, même pour Kessel, pourtant pas né de la dernière pluie. Monfreid que Kessel avait déjà croisé ici à Djibouti en 1919 au retour d’un voyage à Vladivostok. Monfreid en 1930 : « Dès le lever du jour, Monfreid travaille à son jardin ou s’en va errer à travers la campagne splendide. Il a le torse nu, les pieds nus, la tête nue. Sa peau semble passée à l’ocre. Il ne redoute ni le soleil ni les épines, ni les pierres coupantes. Vêtu d’un pantalon bleu de mécano ou de la fouta indigène, morceau de toile coloriée, nouée autour de ses reins, il se mêle à cette nature qui est devenue la sienne ; il parle aux hommes noirs que, pour leur simplicité, leur beauté, leur sauvagerie, il préfère aux hommes blancs. »
« A cinquante ans, Monfreid a la mobilité, la souplesse d’un jeune homme. Sa démarche prompte et silencieuse, ses yeux d’un bleu intense sous les sourcils noirs font songer à la fois à la brousse et à la mer. La race catalane se voit dans l’ovale long, osseux, dans le nez aquilin. Mais le hâle indélébile qui, dirait-on, a touché jusque sous la peau, l’apparente aux Arabes. Et puis, et surtout, il est d’ailleurs que les autres hommes. Son costume ne l’habille pas, il le couvre. Son vrai vêtement, c’est le feu du soleil, le vent du large. Sa voix précise, voilée, est faite pour raconter les combats contre les requins, la plongée aux perles, les poissons-fleurs, les mutilations des vaincus. » Magnifique portrait, non ?
Paysages
A défaut de caméra, il faut raconter au lecteur. Il en va de même pour les paysages. Kessel s’y colle, et réussit parfaitement. « Et brusquement apparu le sublime paysage du lac Assal, du lac où, depuis des siècles, les caravanes Éthiopie viennent chercher le sel. C’était un cirque immense bordé par les montagnes à la courbe furieuse de vagues soulevées par la tempête, et, dans ce cirque, se trouvaient trois cercles, l’un dans l’autre enfermés : le cercle noir des pierres volcaniques, le cercle d’argent étincelant que formait le sel, enfin le cercle d’un bleu profond, miraculeux, qui était l’eau morte du lac Assal. » Très bien, Monsieur Kessel, on voit très bien.
Les premières lignes : « Que ce soit à Djibouti, molle et visqueuse, que ce soit dans la brousse éthiopienne, ou parmi les pierres noires hantées des sauvages Danakil, ou en Érythrée, ou dans les sables du Hedjaz, ou encore chez les plongeurs de perles au creux de îles vierges, bref, depuis Égypte jusqu’aux Séchelles, il suffit de prononcer son nom pour que le Français, l’Anglais, l’Italien, pour que le Somali, l’Abyssin, le Galla, l’Arabe et le Dankali le reconnaissent et que chacun le même à quelque récit violent et fantastique. Monfreid, sans le chercher, a inspiré une légende sur les côtes tragiques de la mer Rouge. »
Joseph KESSEL - Les Jours de l’aventure. Reportages 1903-1936. Tallandier collection Texto.
L'un des six volumes de reportages de Kessel réédités par cet éditeur.
On trouvera une grosse anthologie "Reportages et romans" chez Gallimard collection Quarto.
Cette chronique est extraite de "Mer Rouge - le passage des larmes" publiée sur le site Ecrivains-Voyageurs.Net début mai.
http://www.ecrivains-voyageurs.net/pages/actual1.htm
Chroniques littéraires autour de la littérature de voyage et des écrivains voyageurs.
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