Gilles Lapouge est un baladin. On savait qu’il collectionnait les vents ou les nuages. Dans L’Encre du voyageur il avoue collectionner également les lumières. Comment ne pas se constituer une collection de lumières ! La lumière du matin, celle de midi, celle du soir. Sans compter qu’en nos contrées la lumière change rapidement, en raison notamment de la physionomie des lieux. Immensément variables. Pas comme ces étendues infinies d’Amérique du Nord ou ces déserts d’Asie…L’un des articles poétiques du recueil est consacré à l’Europe, « faite de géographies emboîtées, est bien obligée de disposer de mille soleils, un par paysages, et de millions de lumières. » Ce que plus loin il appelle les « belles lumières nomades de la belle Europe. »
Le voyage, pour Lapouge « non seulement n’existe qu’à partir du moment où on le convertit en encre, mais encore tout voyage, y compris dans les terres inconnues, n’est que le souvenir d’une encre ancienne. » Ce qui rend déprimante la profession d’explorateur ! Car plus le temps passe, plus on découvre ce qui a été écrit il y a longtemps. « Si Christophe Colomb n’a jamais deviné qu’il avait découvert l’Amérique, c’est qu’il n’avait rien lu sur cette terre-là. » CQFD!
Lapouge voyage « pour raconter ses voyages. » Peut-être un peu jaloux que tous ces écrivains voyageurs – confrérie dont on l’a obligé à faire partie plus ou moins contre son gré – « prennent tout le temps le bateau ou l’avion » et aient des « sacs d’anecdotes. » Après une période d’apprentissage, il se sentira assez à l’aise dans ce milieu, et déclarera « »n ne naît pas écrivain voyageurs, on le devient. » Après tout il s’agit quand même de littérature.
Comme souvent avec Gilles Lapouge, voici un recueil de petits textes, brillants, amusants la plupart du temps, pleins d’érudition. Dans ce recueil un peu hétéroclite – car composé en partie d’articles déjà parus dans des revues (Le Magazine littéraire, Géo, la Quinzaine littéraire) – les sujets principaux sont l’écriture, le voyage, l’ailleurs, l’autre. Certains textes resteront à mon avis dans les anthologies de littératures voyageuses, comme « Pourquoi voyagez-vous ? » et « Quand j’étais un écrivain-voyageur. » Indispensable.
Les premières lignes : « Quand je fréquentais l’école primaire, je plongeais avec enthousiasme ma plume dans l’encrier du pupitre. Je prenais le temps de contempler la goutte de liquide noir ou bleu. Je la regardais comme le Créateur a probablement regardé le néant au moment où il se disposait à en faire un univers. J’étais un peu comme lui. J’allais donner vie, grâce au bout de ma plume, à un chat, à une peuplade, à un adjectif ou à une périphrase. Si j'étais en forme, je confectionnais des objets qui n'existaient même pas. Je leur fournissais des noms, je leur mettais le pied à l'étrier et ils partaient vivre leur vie. J'ai donné vie à des couleurs dont Newton n'eut jamais la moindre idée. Je formais des lettres que tous les alphabets, même l'égyptien et même le hittite, ont ratées, des animaux inexistants, des montagnes d'aucun continent. Je découvrais que Dieu n'est qu'un gros encrier. »
Gilles Lapouge - L'Encre du voyageur. Albin Michel 2007.
Chroniques littéraires autour de la littérature de voyage et des écrivains voyageurs.
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